Une nouvelle fois, que va-t-on conserver de tout cela, après un semblant de retour à la normale ? Déjà beaucoup attendent de retrouver, tant que les foudres de la récession économique ne les auront pas transpercés, un semblant d’habitudes. L’homme est résiliant, dirait certains, mais surtout capable de souffrir le pire, d’absorber les chocs, d’amortir les privations et de continuer comme si le nœud coulant autour du cou, en se relâchant, donnait l’impression de respirer nettement mieux alors que la corde est toujours là. Cette femme, va-t-elle encore longtemps se souvenir que le confinement lui a fait vivre l’expérience pesante de cohabiter avec sa fille, son gendre et leurs enfants, en apprenant à se taire, et à constater sans rien dire ? « c’était le confinement. Ça aurait été un enfer, si j’avais essayé de batailler. Ma fille aurait pris le dessus. », exprime-t-elle. Leurs divergences dans le mode d’éducation est évidemment acquis de longue date, - différence de générations oblige mais là, elle a dû le vivre, et au quotidien, le subir : il fallait tout accepter, l’enfant qui ne mange pas comme les autres, qui se balade à moitié nu. « Il n’y avait pas de règles, juste on était dans le bonheur et les câlins », dit-elle. Elle n’en pouvait plus de l’avion qui voltige, lancé par l’enfant en culotte courte, qui n’en fait qu’à sa tête, écrasant au passage les fleurs, massacrant le salon qui venait d’être refait et ce refrain pour tenir bon, qui ressort, quand on ne maîtrise plus rien : « je ne voulais pas qu’on s’embrouille car ses enfants, ce sont les prunelles de ses yeux. »
« On a beau être vulnérable, à l’intérieur, » ajoute-t-elle, « on baisse pavillon. J’ai pris des coups, à me faire des bosses, j’attendais juste un pardon qui ne venait pas. » Son constat est sans appel : « mes petits-enfants se sont comportés comme des sauvages, dans ce semblant d’éducation ! » Les règles à vivre différentes ont produit ce climat pesant, dans cette communauté d’adultes et d’enfants, pas faits pour cohabiter, ensemble, durablement. 15 jours plus tard, elle en parle avec toute l’ambivalence qui la caractérise et qu’elle reconnaît en elle, comme son plus grand vice : des moments de tensions et de calme, en alternance, car « c’était quand même merveilleux d’avoir ses petits-enfants », ajoute-t-elle. 
On est souvent rendu à ce constat, après des périodes difficiles : il y a du bon, il y a du mauvais, l’esprit fait le reste, on chasse le pire, tant que c’est possible, on ambitionne un avenir plus serein. Que va-t-on conserver, dans quelques temps, de cette crise ? Il est dur de faire entendre que cette ultra protection n’augure pas que du bon. Beaucoup s’en moquent et J., est le premier à s’en offusquer. Je partage largement son point de vue. Les mesures posées risquent d’engendrer le pire : les gens vont perdre leur travail, les métiers les plus pénibles ont déjà vu leurs conditions se détériorer : voyez combien, dans certains magasins, les vendeurs, affublés de visières et de masques, en plus de plier et de réinstaller les vêtements, doivent les passer au spray désinfectant, doivent nettoyer, à chaque passage en cabine, l’espace occupé par le tabouret, portemanteau et la glace où l’on s’observe plus gros que d’habitude, après deux mois confinés. Sans compter que déjà, les dirigeants des grandes entreprises réfléchissent à conserver leurs dividendes, de manière cachée, et les taxations sur les transactions financières sont nébuleuses. Et surtout, le jargon économique, dans pas mal de journaux, empêche de saisir, si on ne prend pas le temps de décrypter tout cela, combien le monde d’après va ressembler au monde d’avant, sûrement en pire. J. a fait le choix de reprendre des actions militantes ; il a bien raison : on est jamais si bien éclairé que dans les lumière incandescente de l’action en cours.

 « Pourquoi les hommes combattent-ils pour la servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? » écrit Deleuze, dans l’anti Œdipe. En passant par Paris, on a bel et bien cette impression. Il est facile de se tenir à l’écart, dans sa campagne ou son bord de mer, et se dire que « tout va se régler, qu’ici, ça va, on a de quoi tenir, les conditions sont bonnes…. ! » On ne regarde pas toujours plus loin que le bout de ses orteils que l’on fait dorer au soleil. Tant qu’on est pas concerné, ça ne nous concerne pas – tautologie auto-destructrice. Il y a ces deux oppositions : ceux qui veulent qu’on leur foute la paix, tournés sur eux-mêmes et ceux qui, au cœur de leur chaudron bouillonnant, se réchauffent, s’activent, et se préparent à l’action, guidés par la colère du renouveau : le virus ne fais que révéler ces oppositions.
Deleuze, cité plus haut, aspirait à quelques ambitions de changements, dans notre société, pour en dépasser les contradictions et les conflits. Il misait, dans ses réflexions, sur les notions de lignes de fuite et d’agencements pour penser la vie, sous forme de flux, de connexions, de compositions et de rapports autour de ces notions « alliage, alliance, attraction, répulsions, etc ».  Cette logique des agencements est faite, selon lui, pour rendre compte des mouvements de transformation qui peuvent se produire dans une société, un individu, une vie.
La ligne de fuite désigne alors le potentiel de création, échappant au système, en le déstabilisant : « C’est une invitation à construire sa propre ligne de fuite, ou sa propre variation autour du modèle inspiré par les système de pouvoir.. ! », écrit Deleuze.

 

Et bien ces jours passés, bon courage ! Le temps n’était pas ouvrir des lignes de fuite mais à supporter le quasi insupportable, c’était sûrement modeste, en comparaison des scènes de guerre, d’attentat, de vie recluse en raison de bombardements : rien n’était comparable ! On ne guettait pas le son strident des missiles et leur explosion. C’est tout le paradoxe des analyses de Deleuze et Guattari qui , pour penser la création, imaginent le concept « de machine de guerre » qui consiste à ne pas se laisser domestiquer. Au titre de la puissance de création, cette machine qui fonctionne pour elle-même,
et contre l’État, est libératrice tant qu’elle n’a pas pour objet la guerre : cette machine doit occuper un espace propre et lisse et qui s’oppose à l’espace strié de l’État. Une machine radicalement extérieur à l’État, et ce n’était pas une gageure d’en imaginer, aujourd’hui, le fonctionnement et les perspectives. Paris n’était plus une ville confinée mais une ville de mouvements, à outrance, induits par l’État qui en avait fixé les règles transitoires
S’en souviendra-t-on ? Ce qui suit n’est déjà plus mais laissons ce tout juste passé nous guider… !


Les monuments s’admiraient toujours avec leur éclairage savant, coupole des Invalides presque dorée d’un état de survie, tout comme la coupole du Panthéon, dominant ces rue animées de mouvements, de jour comme de nuit, pulsations troubles d’un retour à la normale, et aux sorties sans limitation. Il faisait bon, ce soir-là de début juin, mais les rues Lecourbe et Blomet, tout comme les alentours de Montparnasse, semblaient gelées dans l’indifférence, de jour comme de nuit, de ces automates que, transitoirement, nous étions devenus. Il était impossible de s’arrêter, vraiment ! Aucun parc, aucun square n’était accessible, et même devant l’hôtel des invalides, la large avenue de Breteuil, avec ses tapis de pelouse, d’habitude coupés à ras, était cernée de barrières. Quelques insoumis avaient enjambé le grillage pour s’affaler sur ces herbes folles dans la perspective du monument qui abrite le mausolée de Napoléon.


Ce qui se lisait par ici, c’était le message suivant : marcher, bouger, en somme circuler, y’a rien À voir. Tout ce qui faisait le bonheur d’une petite halte n’avait pas lieu d’être, de jour comme de nuit. Avec les bars et restaurants fermés, les musées passablement endormis, les salles de spectacle dévastées, le cinéma éteint, il ne restait, (et il ne reste encore), qu’à déambuler dans la carcasse d’une ville qui offrait, sur chaque trottoir, son lot de badauds, en arrêt, qui attendaient, corps debout, de pouvoir entrer dans un espace qui allaient les rejetter aussi vite qu’ils y étaient rentrés dedans. Transitoire, tout cela ; on circulait, on déambulait et ces lignes de fuite dont parlent Deleuze nous échappaient, elles se perdaient, elles s’éteignaient même, d’un coup, comme le métro s’ arrêtait à 22h, rideau de fer tombé. Plus rien à voir !
Il fallait marcher encore. Le plaisir était toujours là de découvrir Paris, mais il lui manquait un supplément d’âme.

Aussi, que dire de ce monde d’après qui ne rêve que d’éliminer les hommes de l’espace public : le projet le plus ambitieux, dans tout un tas de service, pour leur optimisation, est de limiter la variable humaine, trop coûteuse, trop instable, trop chère. La ville de demain pourrait ressembler à ce mode de vie où tout déplacement devrait avoir un but précis, où le corps serait actif, en mouvement, son déplacement n’aurait de sens que si cela lui a été imposé pour une raison précise ou incitée. La ville a parfois quelque chose de renversant et d’écrasant. Et bien là, ces logiques furent poussées à l’extrême et elles demeurent encore, pour certaines.

Dans le métro, en trois stations, trois messages vous invitent à contrôler votre corps dans un univers qui est pensé comme dangereux : une annonce pour le freinage, violent, pensez à vous accrocher !  Une annonce comme quoi tout est bien désinfecté, avec des produits « virucides », néologisme soudain élevé au rang des bonnes actions et vous devez tenir vos distances– monde paranoïaque ; Et dire que certains pensent qu’on en fait trop à dénoncer ces aberrations : « vous êtes un rebelle monsieur ! » et dernière annonce–attention au pickpocket. En trois stations, vous comprenez que la ville est truffée de dangers mais ils sont plus exagérés, surfaits que réels ou plutôt, on  devrait être capable de s’en sortir seul mais non, on vous le dit, on vous le répète, comme il est affiché que les violences conjugales n’étaient pas de sortie pendant le confinement, comme si on ne le savait pas : tout est centré sur la menace, les dangers en tout genre. Puisqu’on a massacré la création–cette belle ligne de fuite–il n’y a plus aucune info sur les expositions ou spectacles à venir, dans les couloirs du métro, tout cela est devenu superflu : on aura du mal à faire croire à nos enfants, que c’était bien comme ça, vraiment, pendant plusieurs semaines. Nous étions devenus des hommes en mouvement, d’un mouvement perpétuel, infatigable, où le repos n’était permis nulle part, où ce qui comptait, c’était d’aller d’un point à un autre, de s’arrêter pour quelques achats, de commander un repas au restaurant réunionnais–un cari canard au chouchou et de le manger chez soi, ou en marchant.

Paris, pour un temps, avec la tour Eiffel habillée de paillettes, pour nous émouvoir, sur un ciel noir d’encre, a pu ressembler à aucune autre perspective que celle du Corbusier qui, dans son délire, avait imaginé raser le centre de Paris pour y bâtir des tours gigantesques, un Paris défait de toute beauté et de tout charme : la fonctionnalité avant tout… !

 

 Le plan Voisin est un projet pour le centre de Paris, rive droite, dessiné entre 1922 et 1925 par Le Corbusier.

On ne l’ a pas fait, heureusement, mais l’expérience aura existé, en ces temps viraux où ceux qui se déplaçaient, majoritairement, travaillaient ou consommaient, comme au milieu d’un monde guidé que par des objectifs précis et rentabilisés…!

Commentaires