Une averse, temps maussade et l’on cherche dans les nuages gris la raison qui nous fait sentir un peu plus chagrin. C’est dans les hauteurs, dans ce ciel variable, qu’on accorde ou désaccorde ses humeurs du jour, comme si c’était là que l’on prenait le pouls de notre être, pouls du jour et sûrement pas celui du lendemain. On s’attache aux prévisions comme à sa bonne étoile, ou à la lecture d’un horoscope, dicté à la radio, par une voix rassurante. On s’accroche à ce qui est possible, à ce qu’on peut, et en ces temps viraux où tout est remis en question, ou tout ce qui ne devrait pas résisté résiste, on prend en pleine figure les excès, les dysfonctionnements, tout en cherchant à rester lucide ? Mais peut-on sortir du chemin de crête, celui qui domine et qui, d’un regard panoramique, empêche de négliger ou de se détourner de telles ou telles choses pour ne pas ainsi plonger ni trop s’extasier. Y a-t-il, en ce moment, que du terrible ou que du possible ? Allez savoir ! Qu’il est dur, néanmoins, de ne pas se laisser emporter d’un versant à un autre ! Oui, il convient juste d’être lucide, mais pour se faire, rien, rien de rien, ne doit être négligé. Soit l’ombre épaisse nous emporte, soit la lumière que certains déplacent à leur guise, risque de nous éblouir et alors l’éblouissement, c’est comme l’effet de sidération, ça rend vulnérable, tel le lapin hypnotisé par les phares, au milieu de la route. On se retrouve en plein axe et on finit par faire n’importe quoi.
Je crois vraiment qu’il y a, dans ce qui se passe, un effet sidération dont certains n’arrivent pas à se défaire. Sera-t-il durable ? On peut espérer que non. Mais on mesure, chaque jour, les effets comme les impacts de cet état, à une vitesse jusque-là jamais éprouvée.
Ce qui, en règle générale, se décide d’en haut–du haut de l’État, s’applique et se mesure, en bas, à retardement. Adaptation progressive et effet de mise en place, comme d’un certain d’amortissement. Les lois donnent lieu à des pratiques et ces pratiques, souvent, ne dépendent pas que des lois et de la dureté de leur application : à tous les niveaux, les hommes ne se laissent jamais guider que par les contraintes : ils s’ajustent, ils s’adaptent même si certains suivent les règles, à la lettre, comme s’ils suivaient les préceptes de leur propre religion. 
Mais, en ces temps viraux, comme tout marche à la vitesse d’une contradiction, une décision d’en haut, pour être suivie en bas, oblige à une gymnastique terrible. Ce qui en ressort devient alors non pas une application, pure et dure, mais parfois un symbole, comme une image. Et c’est presque hilarant ! Presque un petit bonheur d’incohérences, figé dans la vie et ses possibles aménagements. Après plusieurs semaines d’isolement, ceux d’en haut, plein de commisération certainement informés aussi de ce qui se passe en bas, se décident pour un peu de clémence : les vieux, en EPHAD, en résidence service ou en foyer communal, vont enfin retrouver le chemin de la vie sociale : les visites sont de nouveau autorisées. L’Etat d’exception relâche la bride mais enfin, bien sûr, sous conditions et pas n’importe lesquelles : conditions de sécurité sanitaire. C’est presque à se demander ce que la sécurité peut avoir à faire avec du sanitaire–c’est comme distanciation et sociale : le jeu des ambiguïtés ! Alors ceux d’en bas, en l’occurrence ceux qui dirigent et organisent ces établissements doivent concilier les contraires : visites mais sans exposition, regards mais pas d’embrassades. En quelques heures, il faut se décider : ça turbine grave dans les méninges et voilà ce qui, au milieu des décrets, des règles de sécurité, d’une vie sociale stérilisée, ressort, du jour au lendemain : c’est une pratique et surtout un symbole : la naissance du parloir pour les vieux dépendants. Si, si, du parloir ! Le terme est approprié : double porte vitrée qui d’habitude sert de sas. Une des portes est définitivement bloquée, celle qui donne accès aux bâtiments et lieux de vie de la résidence. C’est derrière cette porte vitrée que les anciens, à pied ou en fauteuil roulant, arriveront, accompagnés par l’aide-soignante masquée. On les installe, au milieu de quelques fleurs de saison, orchidée violacée comme les varices des vieilles jambes, histoire d’agrémenter l’espace et ça fera moins carcéral. De l’autre côté de la porte vitrée, arriveront, à tour de rôle, « les familles », un membre ou deux. Dans les allées, c’est donc le balai des voitures. Ils sont lâchés près du parloir et viennent s’y installer, confortablement aussi, au milieu de quelques plantes grasses qui supportent un peu plus les changements de température. Voici donc un ou deux visiteurs, devant la vitre épaisse d’un parloir moderne, façon résidence pour vieux. Chacun est muni de son téléphone portable, de part et d’autre de cette porte bloquée. Ils vont donc papoter, en se voyant, mais sans se toucher. Le symbole est là : les applications des directives d’en haut donnent lieu, dans l’urgence, à ce genre de pratique d’en bas : les normes sanitaires à suivre, en plein état d’exception, donnent lieu aux pratiques de contrôle, de surveillance et de limitation les plus caricaturales, et surtout les plus carcérales. 



Prison Saint-Michel, Toulouse
200 x 300 cm 
poudre d'acier aimanté, dessin mural
2017



La prison est bel et bien là, nuage éphémère ou de consistance durable, telles les images de Nicolas Daubanes, artiste contemporain. Les prisons qu’il représente dans ses oeuvres n’existent plus vraiment, sous ces formes-là, sauf exception. Il a utilisé de la poudre d’acier pour ainsi dessiner le portrait de ces prisons du passé, en la jetant sur un fond, traité de manière à lui conférer un pouvoir d’aimantation. La limaille se fixe alors sur les incises, qui suivent le dessin de l’image de ces prisons panoptiques, à savoir celles dont le schéma, à l’époque, au XIXème siècle, fut pensé et construite à l’extrême pour surveiller les détenus, sans qu’ils ne pussent voir leur surveillant : ils se sentaient surveillés et c’était là, doublement contraignant : les murs et l’intériorisation de la contrainte visuelle. Avec les œuvres de Nicolas Daubanes, on a donc, sous nos yeux, une représentation, telle un nuage de fer, aussi fragile que persistant. Le procédé confère à l’ensemble un pouvoir étrange, entre la dureté du fond, la prison, accentuée par la couleur noire de la limaille, et évanescence de la forme, notamment sur un mur, le temps d’une exposition, tout peut ou surtout tout doit disparaître, ou se rendre invisible, si l’on supprime le système d’aimantation  ; ce qui se décide en ce moment semble avoir la même consistance – un jour oui, un jour non, sous l’effet du virus et de sa gestion catastrophique, on voit apparaître des pratiques, censées réguler la vie, aux formes improbables : tout peut être évanescent très vite ou largement durable, non pas en raison du virus, mais de la manière dont le politique enfonce ses griffes dans le dos des citoyens, pris par surprise de l’État d’urgence. Et c’est le symbole même de ces parloirs modernes, ainsi émergence transitoire de ce qui couve au fond, qui est éclairant, comme si du fond, derrière les apparences, pouvaient surgir les travers les plus invraisemblables, pour concilier l’inconciliable.

Au moins, c’est clair, c’est tout l’art de mettre en valeur, peut-être, ce qui, à d’autres niveaux, nous attend, sous peu, avec la police sanitaire. C’est aussi se demander comment il est possible de vivre, au milieu de la démultiplications des injonctions paradoxales ? S. rapporte cette anecdote, au sujet de directives opposées, appliquées en même temps. Un jour, on décide que les bureaux des grandes entreprises doivent rester allumés, toute la nuit, par sécurité, pour les préserver de l’intrusion de cambrioleurs. Quelques années plus tard, nouvelle décision (par décret ou loi) qui n’annule pas la précédente, par oubli ou incohérence. Il faut dès lors limiter les dépenses inutiles d’électricité, la nuit. Il faut donc éteindre les bureaux. Le pauvre gars, censé appliquer tout cela, à la tombée de la nuit, devant son large tableau d’interrupteurs doit faire face aux injonctions paradoxales. Il se décide alors pour un compromis ou une conciliation : un étage sur deux sera éteint, et l’autre allumé. Comme on dit souvent parfois « il n’y a pas toujours de la lumière à tous les étages ». En effet, souvent, il y a vraiment des choses qui clochent : on risque de vivre longtemps, par la force des règles sanitaires et policières, entre deux étages de paradoxes, voire plus… !A ce niveau-là, tout se fait au moins plus prévisible… !

Commentaires