La rage, sentiment si étrange. Comme de la colère en trop, prête à embraser celui qui la couve. La rage n’est pas qu’un défaut, celui de ne pas se contrôler. C’est bien plus complexe : c’est la réunion d’un état d’esprit, de base, circonstancié, et les percussions de la vie. La rage qui nous fait exploser contient le meilleur comme le pire et personne, bien sûr, n’ira faire l’éloge de la rage , - mais encore, qui sait -, comme on le ferait du courage ou du dévouement. Mais la rage est là, depuis toujours, celle qui fait partir en furie, qui brouille la raison, libérant le corps de ses contraintes. On dit bien courir avec rage. La rage, c’est aussi de la détermination, ce sont par ailleurs les assauts de la vie comme le déclament les vers de Émile Verhaeren, dans son recueil Flandres :
Vous subirez, le front buté contre la vie
ses longs et lourds assauts de rage inassouvie
Vous serez des héros et ne le saurez pas
La rage se vit comme elle se subit, et ce jeune homme, d’à peine 12 ans, m’en donne une lecture exceptionnelle. Quand ça le prend, il ne bouge plus : « je suis soudain silencieux, dit-il ». Un silence qui brusquement en dit long. Son absence de mouvement est comme l’accumulation de nuages noirs. « J’ai encaissé, encaissé, ça s’empile puis tout part». Il serre les dents, il serre les poings, son corps se crispe, et les bourrasques de pluie nerveuse le traversent, et à proximité de lui, ceux qui le connaissent, savent à quoi s’attendre. Sur place, en demandant aux personnes de partir, il essaye encore de se retenir. Il les prévient, urgemment. Et puis, submergé, il explose. Sur son passage, pas mal d’objets y passent : attrapés et jetés, fracassés, presque rien ne lui résiste, et le plus étrange, dit-il, à froid, c’est que « je ne sens plus la douleur, mon corps est comme invulnérable. » Il se trouve même avec des forces décuplées et les mauvaises pensées qui le taraudent, moteur de sa vitalité soudaine, continuent à tourner dans sa tête « quasi comme des voix », explique-t-il. « Ça me rappelle des choses et des souvenirs que je hais ». Comme on le disait plus haut, il s’agit bien là des percussions de la vie. 
Le jour où il me raconte tout cela, c’est notre première rencontre. J’écoute attentivement. Néanmoins je ne peux m’empêcher, sur l’instant, de lui faire ce petit commentaire : « ce que vous me décrivez me fait penser au super-héros ». L’idée me vient soudain, les super-héros fonctionnent à la rage, chose à laquelle je n’avais  jamais songé jusque-là. En effet, un certain nombre de superhéros, Superman en premier lieu dans sa tunique bleue et rouge mais Hulk aussi, ce gros bonhomme vert, subissent la plupart du temps une transformation voire même une métamorphose comme dans les récits d’Ovide, sous l’effet de la colère ou de l’injustice ressentie "de sa couche alors Persée jaillit, fou de rage, de son arme en retour il briserait la poitrine ennemie"(Ovide, Livre V, Les métamorphoses). Cette transformation s’apparente donc à ce que décrit ce jeune homme. La colère, devant une situation donnée - personne en danger, méchant qui sévit, les emporte et, pris de rage, retrouvant leurs super pouvoirs, ils interviennent, intercèdant auprès des personnes en danger. Bien sûr, le jeune homme n’en est pas là. Il explique néanmoins qu’il fait tout, emportée par sa colère, pour préserver les personnes de sa violence passagère. Et surtout, ayant vu juste, il me rapporte deux éléments complémentaires.
Tout d’abord, « l’injustice me dit-il est mon générateur de colère. Je ne sais pas pourquoi !» Même parfois, c’est la colère des autres, leur ressenti, qu’il prend pour lui, ça ne le concerne pas vraiment mais ça l’emporte quand même. Il a un détecteur d’injustice, en lui, affûté comme jamais. Il voudrait pouvoir crier très fort mais il ne le peut pas. Et ensuite, depuis tout jeune, il souffre d’épilepsie, ce qui lui confère un statut très singulier. L’épilepsie est quand même cette maladie que l’on a considérée, pendant des siècles, comme un état de damnation. Celle ou celui qui était pris de crises tonico-cloniques, tombant et perdant connaissance, signes caractéristiques de l’épilepsie, était peut-être, au moins pire considéré comme fou, et au bien pire un sujet du mal, dangereux, à éviter ou alors exorciser.  Le célèbre tableau de Raphaël, la transfiguration du Christ représente, au premier plan, à droite, en contrebas du Christ s’envolant vers les cieux, un attroupement de personnages autour d’un enfant, atteint de ce mal. Sa position, comme ses gestes, œil révulsé, bras crispés suggère qu’à cette époque, l’épilepsie, qui fait des ravage, ne se soigne que par une intercession divine. 




Raphael
Pinacothèque du Vatican
1518-1520
Huile sur bois.


Évidemment, tout a bien changé de nos jours. Toutefois, pas pour tout le monde. Les amis de ce jeune homme, au moindre mouvement ou réaction de sa part, interloqués, l'interrogent : « c’est ça l’épilepsie ? », incrédules, perdus devant les représentations de la maladie. Et comme ce camarade, qui, un jour, lui demande si l’épilepsie n’est pas contagieuse. « Ben j’ai quand même pas la rage, lui rétorque-t-il ! » Dans un jeu d’amalgame assez drôle, le concernant. « Oui quand même, me dit-il, pas la rage comme ces chiens méchants, avec de la bave partout sur la gueule… ! »
On voit là combien, chez lui, les registres se mélangent, l’épilepsie l’a rendu sensible à la disqualification et aux moqueries, à l'injustice de son statut, et ses crises de rage, les vraies, sont bel et bien l’expression de sentiments, d’une histoire personnelle et d’un certain sens moral. Pour dire, le jeune homme en question voudrait travailler dans l’énergie quantique, pour fouiller les espace-temps, comprendre le monde et trouver ce qui se cache dessous, ou derrière, comme dans cette série Stranger things dans laquelle le monde à l’envers, copie ténébreuse et hostile de notre univers, devenu accessible par des scientifiques peu scrupuleux en terme de recherches dangereuses, pour défier  l’URSS en temps de guerre froide, cache peut-être le mal qui nous anime. Ce jour-là, on tombe d’accord avec ce jeune homme, super-héros qui se méconnait, comme quoi ses aspirations à venir ont quelque chose à voir avec la Kryptonique, cette pierre, capable d’anéantir les super-pouvoirs.
La rage n’est pas qu’un état mais aussi une perception, portée par la colère. Elle a un sens. Il est souvent complexe. Aussi, à l’image de ce jeune homme, comment ne pas imaginer que tout ce qui se passe actuellement n’est pas propice à accentuer chez certains une possible rage, comme cette image, envoyée par E, le met bien en valeur ?  « j’ai pas le coronavirus mais j’ai la rage. »
Chaque jour offre son lot d’oscillations. D’un côté, on peut chercher à raisonner tout ce qui se joue, positiver ou dramatiser, et de l’autre, comme ça, on est pris ainsi de ce genre de sentiment, la rage, et on comprend aisément les prises de position radicales. Je donnerai un exemple. En vrillant sur lui-même, par le biais du virus et des mesures prises, on voit apparaître, comme symbole d’un parti pris généralisé, ou plutôt d’un modèle, un monstre à deux têtes, comme une hydre de Lerne simplifié, à savoir deux tendances, comme deux aspects, propres à foutre la rage. 
D’un côté, ce qui justifie l’ampleur de ce désastre, c’est la fragilité de certains corps. Leur état de dégradation implique des mesures de réanimation drastique. L’homme, à ce moment-là, n’est plus un être mais un corps, conditionné, à médicaliser, mis ainsi sous surveillance et assistance médicale, pour sa survie. Le corps est donc ce qui fait de nous, dans ces circonstances, la représentation du biologique, détaché de tout le reste. Aujourd’hui héroïsés, les médecins, comme ceux qui les assistent, en réanimation, sans remettre en question leur travail, représentent par les machines qu’ils gèrent et les décisions qu’ils prennent, les dignes représentants de cette vision de l’extrême : en réanimation, on est plus qu’un corps. Pour autant, on trouve fantastique ce qu’ils font et les médias, par le biais de multiples reportages, comme ce suivi photographique publié dans le Monde, accentue cette aura et ce pouvoir : les transferts en TGV vers la province ont ainsi donné lieu à des images spectaculaires : couverture dorée de survie, brillante de toute part, médecins et infirmiers, habillés en scaphandre de l’extrême, courant sur les quais, des tubes et des machines, dans tous les sens qui scintillent, renforçant le caractère extraordinaire de la situation alors qu’en soi, à part l’assistance respiratoire, tout le reste, tout ce conditionnement n’est qu’un peu d’eau, un peu d’antibiotiques, des anticoagulants, du sel et de quoi endormir et sédaté le corps. Comme en cuisine, tout est bien assaisonné, on goûte du bout des doigts, en se les pourléchant, comme on observe ce qui se passe dans ce corps en veilleuse, derrière un écran de contrôle et désormais des caméras, placées dans les chambres. Si on prend un tout petit peu de recul, ce n’est peut-être pas si fascinant que cela. Je me souviens, étudiant, combien les réanimateurs et médecins urgentistes, cowboy dans l’âme, n’étaient pas toujours dignes de fréquentation, dans les qualités humaines qui les caractérisaient. Ils aimaient bien plus des patients muets, intubés, avec des machines qui sonnent plutôt qu’un patient, râleur et acteur de sa santé. 
Avec les mesures sévères de protection contre le virus, les malades, pour ne pas dire les corps, atteints du Covid, sont donc livrés en réanimation à eux-mêmes. Du moins par cette sur-médicalisation et la peur de la contagion, on ne les approche plus. Même à demi éveillés, les seuls contacts humains qu’ils ont se limitent aux hommes scaphandriers. Tout ce qui fait un être, ses contacts sociaux et son psychisme, est rangé dans un placard, pour un nombre considérable de jours. On a beau faire passer aux malades, quasi en la jetant ou en l’approchant par le bras articulé d’un robot, une tablette numérique pour rétablir le contact avec leurs proches : on les coupe de tout et les effets, déjà, se font sentir. Les malades racontent leur expérience, comme celle de l’extrême, on veut bien les croire. Depuis très longtemps, on sait que priver qui que ce soit de stimulations sensorielles, ou de les exacerber sous la forme de sonneries, et surtout de priver les personnes de contacts humains, provoquent des hallucinations et peut rendre fou. A un moment donné, ce fut même des méthodes de torture développées par la CIA. Une jeune femme, travaillant en maternité, m’en offre une belle illustration. Deux femmes enceintes, atteintes du covid, sous une forme sévère, « et césarisés » en urgence , ont passé, toutes les deux, 15 jours en réanimation. À leur retour en maternité, outre la fatigue et l’amaigrissement, elles étaient perdues, l’esprit divaguant, en manque de repères.« On a pas su, me dit cette infirmière, si c’était le virus qui avait provoqué tant de confusion, ou les traitements sédatifs, ou surtout les privations de tout contact. »
Et pour couronner le tout, dans ce renforcement des mesures, on leur a interdit de voir leur bébé, même derrière une vitre et l’infirmière en question, sidérée, n’en décolère pas. Depuis le début du confinement, elle a assisté, impuissante, à toutes sortes d’incohérences, comme cette fois-là où une jeune femme, venue pour une interruption médicale de grossesse (le fœtus était gravement malade), a été jetée à la rue, en pleine transe covid, alors qu’elle berçait encore, dans ses bras, le bébé fantôme qu’elle n’aurait jamais. Au temps du virus, le psychisme, on s’en contre fiche ! Le tout biologique, aux premières loges, tout cela a de quoi foutre la rage, quand on mesure déjà ce genre de conséquences. Mais ce n’est pas tout !
Aussi, deuxième aspect qui émerge en creux, pendant qu’on aspire au calme épidémique et qu’on vante le tout biologique, voici que la médecine de l’esprit, et ses malades, subit encore et encore, de plein fouet, le raz-de-marée du n’importe quoi.       
Symbole, une nouvelle fois, de ce qui est prioritaire, valorisé, mis sous les projecteurs. Depuis le début du confinement, prise de position de l’agence régionale de santé, instances administratives par excellence au pouvoir draconien. Les services de psychiatrie doivent être, au maximum, vidés de leurs malades, comme en témoigne une psychiatre[1], à l’hôpital du Vinatier, à Lyon. Les centres de consultation, pour adultes adolescents et enfants, censés fournir des soins psychiatriques, sont fermés au public. Sur le pied de guerre, tout cela a été remplacé, ou presque, par des consultations par téléphone. On ose à peine imaginer, des soins continus, et tout ce qui fait le principe d’un soin psychiatrique, dans sa complexité, réduit à ce que des bénévoles font régulièrement pour SOS suicide, en temps normal (sans que je discrédite ce travail). A peau de chagrin, on réduit ce qui fait, à mes yeux, le fondement d’une médecine de la relation, si tant est qu’elle soit encore bien pratiquée. Et pour couronner le tout, derrière cette gestion misérabiliste, vous avez des témoignages de professionnels de la santé mentale qui font état de leur grande adaptation, avec une hypocrisie sans limite. Vous avez le médecin chef du service[2] de psychiatrie de la prison de la santé, qui trouve heureux, soudain, de ne passer plus qu’une semaine sur trois dans son service, de ne gérer que les urgences, le reste étant délégué à des psychologues qui passent des coups de fil aux détenus car enfin, ces derniers, grâce à la crise du covid, profitent d’un encellulement  personnalisé, puisqu’on a vidé, un peu, les prisons.
Et que dire de ces autres professionnels de la santé mentale qui, au lieu de s’offusquer de cette situation, vantent les mérites du numérique et de la téléconsultation. Et au passage, ils en profitent, par une petite touche moralisante, par trouver que ce confinement oblige à réorganiser la vie familiale, à trouver le temps de jouer ensemble et de réguler la place des écrans : « le numérique c’est si bien, si on s’est sait l’utiliser. », déclame l’un d’eux. Pendant ce temps-là, ceux qui ont des besoins criant de soins, ajustés à leur état de gravité, n’en ont pas, ou alors au rabais.
Personnellement, comme ce jeune homme que je décrivais plus haut, il y a vraiment des choses qui me foutent la rage. Comme lui, j’aimerais les crier. Comment peut-on, encore, sacrifier les plus faibles, tout en jetant de la poudre aux yeux ? Le « psy » n’a pas disparu, il s’agite au chevet des réanimateurs, des soignants au bord de l’explosion, le psy pense à donner sa leçon de morale sur le fonctionnement des couples, des familles, en plein confinement, défend la place du numérique, trouve sensationnel de consulter via Skype ou doctolib, sans confidentialité assurée, sans moyen d’hospitaliser en urgence, si ça merdouille. Imaginez-vous juste derrière votre écran : « je vais me suicider », puis la déconnexion se fait sous vos yeux, impuissant. Fantastique.
 Vraiment, aujourd’hui, j’ai la rage. C’est communicatif. Et je crois que je ne suis pas le seul. On va bientôt battre le pavé !




[1] https://blogs.mediapart.fr/marionkli/blog/170420/un-autre-projet-pour-la-sante
[2] https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/04/17/coronavirus-l-epidemie-semble-contenue-en-prison_6036888_3224.html

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