L’enfance, cette part si étrange de nous-mêmes qu’on voit, ou plutôt qu’on sent, comme une pelote de brume, filer avec le temps. Cet enfant qui est en nous, dit très justement Christian Boltanski, et qu’on attrape guère plus que par les souvenirs, avec lesquels, les siens et ceux des autres, il a inlassablement travaillés dans toute son oeuvre. Et ces enfants qu’on écoute et dont on mesure, derrière les mots et leur expérience, la vérité de qui nous sommes. Ils sont autant un miroir qui ravive ce qui, en nous, s’est perdu, qu’il nous délivre de nos excès, ou nous aident à mieux les considérer, si l’on ose, vers eux, se pencher, sans mièvrerie, sans condescendance ou surplus vaseux de bienveillance. En connaissent-ils moins que nous, par défaut d’expérience, ou sont-ils plus ancrés dans le réel, sans sur-jouer ce qu’ils croient savoir ? Il est difficile de ne pas s’y perdre. Celle qui a su porter par la peinture moderne, le regard le plus pointu, le plus posé, sur l’enfance, est à mes yeux Paula Modersohn-Becker : une peinture, tout en lumière, en couleur, qui accroche, sur le visage des enfants qu’elle a peints, ce qui fait la beauté et la dureté de l’enfance, promise à un monde que d’autres, tant qu’ils sont encore enfants, façonnent pour eux.


Mädchenbildnis mit gespreizter Hand vor der Brust, 1905, Von der Heydt-Museum Wuppertal



À peine 11 ans, des petits yeux derrière de grandes lunettes, si larges au niveau de la monture qu’elle lui mangerait presque le visage mais on discerne, dans son regard aux éclats de noisettes, une étincelle de pertinence et de gaieté. On la découvre ainsi, désormais. Une petite fille posée, réfléchie et d’une vivacité d’esprit, déconcertante. Quel contraste avec ce qui a pu l’occuper, juste avant le confinement ! Elle était devenue, en l’espace de quelques minutes, une figure de la furie. Pour ses parents, elle était méconnaissable. Lors d’une crise de colère si violente, ces derniers avaient dû appeler à la rescousse les pompiers, rejoints en même temps par la police. Déploiement démesuré de force pour calmer la petite fée transformée en ogre, le temps d’une soirée. Abasourdis, les parents avaient remarqué depuis quelques temps qu’elle s’emportait assez vite. Elle était toujours sur le fil, prête à exploser. Après cet épisode furieux, de base ils se sont dits : « il faut qu’elle parle » et ils avaient lâché : « il faut qu’elle s’explique ! » Au vu de sa réserve, au début, « sûrement pas, Madame et Monsieur. On ne va pas parler pour parler, faire jaillir la parole. On va réfléchir et vous allez y participer. On va refaire l’histoire et tâcher, autant que possible, de comprendre. » L’urgence était là, et la jeune fille, quelque part, le savait : malgré sa réserve de départ, elle a accepté cette idée, là où on aurait pu penser que l’ampleur de la colère, à se faire mal,  était d’abord un défaut de je-ne-sais-quoi. Il n’a pas fallu longtemps pour remonter à plusieurs sources. Il y en a une qui est évidemment la plus intéressante. Elle l’est car elle est en lien avec la science médicale, dans ses excès ou alors dans le manque d’un certain tact : ce qui est censé caractériser la médecine, c’est un équilibre entre art et science, et pas que de la science, si je me souviens bien : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », écrivait Rabelais. 
Depuis pas mal de mois, on avait découvert à cette jeune fille un problème de colonne vertébrale : une cyphoscoliose, autrement dit une déformation chez elle de ce qui nous tient de l’intérieur, cette sorte de tuteur interne. Examens donc pour en mesurer la gravité et, en regard, tout un discours et des mesures plutôt contraignantes : l’obligation, par conséquent, de porter chaque nuit un corset. En fibre de carbone, moderne en soi, l’appareil conserve toutefois quelques éléments rudimentaires : de gros boulons que les parents sont censés visser, chaque soir, au coucher quand leur fille est installée dans sa double coque, comme on tirait, à une époque donnée, sur les lacets de quelques gaines, ou autre type de corset, instruments identiques, notamment à baleines, censés aider les femmes à assurer la tenue de leur poitrail. Réminiscence d’antan où l’on disciplinait le corps des enfants et des femmes, par des objets de torture et des ordres du type : « tiens-toi droit !». Évidemment, pour la jeune fille, c’est sa santé qui est en jeu. On ne lui a donc pas laissé le choix, et surtout pour la convaincre, on a aussi dramatisé l’affaire alors que sa pathologie vertébrale, après examens, était vraiment modérée. Limite, on lui a vendu l’image de Quasimodo dans le Notre-Dame de Paris. Une future bossue, si elle ne suivait pas les règles fixées. Surenchère bien sûr, comme ce qui s’est passé, ces dernières semaines, avec les discours alarmistes et excessifs, concernant le Covid19.
Surenchère auprès d’une jeune fille intelligente, du haut de ses 11 ans et les parents, alors en phase avec les discours alarmistes, portés par le savoir et l’autorité médicale, ont fini, sans s’en rendre compte, par lui mettre la pression, chaque soir. Mal fini, l’appareil en question la grattait, empêchait l’air de passer : un truc insupportable et pas une minute, on a laissé à ses parents la consigne comme quoi la texture interne pouvait en être changée, au besoin : le bon sens envolé. Pour la rééducation, c’est évidemment l’armature qui compte. Aussi, cette jeune fille a fini par se sentir prisonnière. Son corps, sous contrôle, comme si ce n’était pas le sien. Et pour le bien, pour son bien, comme valeur suprême, elle a eu l’impression qu’on lui faisait subir une certaine forme d’horreur. Consciente malgré tout de l’importance d’avoir un dos correctement vouté, selon les bonnes courbures, elle a malgré tout joué le jeu. Mais, au refus qu’elle a opposé certains soirs, couplé à d’autres conflits plus basiques, il ne lui resta plus que l’explosion pour se faire entendre et certainement comprendre. Tout cela, en effet, était devenu trop contraignant et insupportable, sachant qu’elle est déjà capable, en son fort intérieur, de se mettre elle-même certaines formes de pression, notamment scolaires. Il a fallu revenir à cette source, refixer les ambitions, en tenant compte de tout : qualité du revêtement, gravité moyenne de la pathologie, intelligence de la jeune fille, à mettre en jeu, dans la gestion, par elle-même, de son corps : autrement dit, lui laisser gérer le rythme de pose du corset, des jours avec et des jours sans. Aussi, elle a soudain retrouvé un peu de sérénité. Elle a changé le revêtement de sa coque, et ont pu être abordés d’autres éléments expliquant sa perte de contrôle transitoire. Mais, comble de malchance, au moment du confinement, il a été question de refaire son corset. Impossible, l’hôpital était inaccessible, tout était fermé, comble de l’absurdité, on lui a refusé de faire quoi que ce soit. Ainsi cette jeune fille, à qui la science médicale avait soutenu l’urgence de porter ce genre d’instruments, sans ménagement et sans aménagement, la culpabilisant si elle ne le faisait pas, voyait s’évanouir devant elle, comme un mirage, ce qui lui avait été soutenu. Désormais, de principe, dans le message qui lui était envoyé, ça n’avait plus rien d’urgent : qu’elle se débrouille ! De fait, on du mal à ne pas penser que la crédibilité de certains discours allaient aussi, pour elle, s’évanouir, au moins pour un temps. 
Son histoire récente est une belle image de nos rapports avec la science et les discours changeant qui peuvent la porter. Contrainte mal ajustée, en somme !
Étonnamment, pleine de ressources, face à la situation épidémique que nous vivons, la jeune fille m’en a donné sa propre lecture. Une vision d’enfants, mais avec l’expérience tenace, sur son corps, de la contrainte. Aussi, ses propos ont quelque chose de lumineux. L’enfance, et les enfants, parfois plus que des miroirs, parole de vérité : « Apparemment, c’est grave, le virus. Ça tue plein de gens. Il peut y avoir pleins de pics. On parle presque jamais de ce qui est positif. Il y a moins de pollution. Moi je n’ai pas peur. J’ai déjà eu la grippe. Pour moi c’est la même chose. Du coup je m’en fiche, c’est juste que je ne peux plus aller à la Fnac ou à la bibliothèque. Et puis, si je meurs, c’est pas grave. Je suis juste un petit être. J’ai vu un documentaire sur l’espace, il y a pas longtemps, et je me suis sentie vraiment toute petite. Aussi, si je meurs, ça ferait peut-être un peu de place. Avant j’avais peur de la mort, et plus maintenant. Ce qui compte, c’est que je puisse revoir mes amis, reprendre mes cours. Hélas, elles ne vont pas toutes revenir à l’école. Leurs parents ont peur, ils veulent les protéger ou peut-être se protéger. Mes parents l’ont eu, c’est peut-être un peu différent !».
Vision sans concession, traversée par ce qu’on lui a dit, certainement, parce qu’elle a entendu et surtout, ce qui est essentiel, par ce qu’elle en a conservé d’important, à ses yeux. Elle a fait sa propre synthèse et sa vitalité, électrique, l’a emporté sur tout le reste : « on va devoir reprendre. Le virus sera toujours là. On s’habituera. Je trouve ainsi normal de reprendre l’école. » Sûrement, toute jeune et prête déjà à dépasser le vent ronflant des contraintes et des multiples contradictions que la vie, et surtout les hommes, laissent souvent planer. 












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