Le pire est-il derrière nous, enfin, ou encore plus menaçant, devant, au fronton d’un avenir, comme il est toujours, incertain ? Au fond, rien n’a vraiment changé, au regard l’existence humaine, toujours pressée entre deux pôles, celui de tout faire pour se rassurer, pour se sécuriser, et celui, plus fluide, des inconvenances, des malheurs, des soubresauts de la destinée. La pandémie n’a rien inventé, c’est plutôt l’homme qui invente sa manière d’organiser la vie sociale, en fonction du vivant qui le constitue et le menace, l’homme et ses actions, l’homme et ses réflexes, sitôt que la bride des contraintes est relâché, il retrouve cette liberté qu’il veut si précieuse. « La liberté mais pour faire quoi ? », répète souvent Ch. La liberté pour la liberté, c’est comme la vie pour la vie, on sait pas toujours quoi en faire ! Un petit tour par la forêt, au milieu de ses larges allées de chênes et de hêtres, plus fragiles, aux feuilles de printemps qui s’agitent mollement, et vous avez le portrait de ce à quoi beaucoup ont aspiré, ces dernières semaines, enfermés chez eux. Ils voulaient de l’air, des chemins, de la futaie,  de la mousse, et possiblement, de la lumière infiltrée dans les sous-bois, prête à éclabousser les visages pâlis par tant de claustration: ils voulaient marcher, à plus d’un kilomètre de chez eux ! Aujourd’hui, ils sont nombreux, avec la même envie : famille nombreuse, parents et leurs trois enfants, groupe de jeunes, par cinq, par sept, heureux de se retrouver, enfin, chair vivante, des couples aussi, en pagaille, avec sac à dos et des chaussures adaptées, aux gros crampons, des groupes d’anciens, également, arrêtés sur le bord du chemin pour la petite pause qui s’imposent, motard aux machines fracturant les tympans fragilisés par tant de silence, sur ces dernières semaines. Il y a donc ceux qui marchent, l’air d’être plus libre, plus posé, aucun masque visible à perte de vue, pendant que d’autres, sur la table, au niveau de la clairière, déjeunent, trinquant à ce retour des beaux jours. Jamais, par ici, je n’ai vu tant de monde à la fois comme si la nature était pour ceux-là la priorité sur tout. Ils se tenaient donc loin, pour l’instant, des commerces de grande affluence où la circulation des personnes est beaucoup plus encadrée, structurée, au point qu’on exige que vous preniez, parfois, obligatoirement, un chariot–pas d’exception possible, même pour un petit achat de rien du tout, c’est ainsi pour préserver la distance sociale requise : vous avancez avec votre char de protection !
Tout n’est pas fini, loin de là, c’est plus que des traces qui restent, des empreintes très franches, de l’avant et de l’après. Si la forêt est un refuge, ce n’est pas pour rien, car pour certains, elle organise, à ce jour, leur seul moment de liberté : leur travail, à la maison, a changé pour le tout, et pour lors, ce n’est pas pour le mieux.. !
À cet égard, difficile de ne pas penser que cette crise sanitaire, certes, va laisser des traces mais surtout ne va pas entériner que du bon, c’est sûr, et on voit déjà poindre quelques signes d’inquiétude. 
À la maison, chez eux, à domicile, entre les murs de leur vie privée, le travail s’est glissé. Il n’est pas passé par les fenêtres, les dessous de porte ou le système d’aération. Il est venu par d’autres voies, d’autres canaux, il s’est imposé et l’on sait  très bien de quelle manière : un ordinateur, une connexion Internet, un téléphone portable et le tour est joué. Notre société est devenue, très largement, une société service et c’est bien en raison de ce type de tâche qu’il était possible de maintenir, à flot, un certain nombre d’activités. Je lisais, au cours du confinement, un article d’un économiste, comparant la gestion très différente de la crise sanitaire, entre la France et l’Allemagne, selon tout un tas de critères, et surtout, selon lui, par le fait que l’Allemagne était resté un pays industrialisé, avec des entreprises ayant donc besoin de main-d’œuvre sur place. Je ne ferai pas ici toutes les critiques possibles de cette analyse. Je retiendrai juste cet aspect du travail, par l’esprit ou par le corps, et le fait que notre économie, très invalidée par ce confinement, pourra peut-être se relever, se maintenir, par cette possibilité de travailler chez soi. Un mal pour un bien ou alors un bien pour un mal, c’est là que sûrement tout démarre pour certains. L’homme qui commente sa journée de travail, depuis le début du confinement, m’en donne un bel aperçu: « J’ai l’impression de découvrir la charge mentale dont on parle tant, concernant les femmes qui, en rentrant, posent leur sac et passent leur tablier. Je fais plusieurs choses à la fois. J’enchaîne les call, les réunions télé, tout en regardant mes mails. Le one to one, en face-à-face, n’existe plus, je n’ai pas la possibilité de pousser la porte de mon bureau et souffler. Dans mon agenda partagé, avec le pluger, tout le monde réserve ses créneaux, et il y a bien sûr des réunions impossible à refuser. Et puis, entre deux réunions, cinq minutes pour papoter, aller à la machine à café ou pisser, n’existe plus. Ma vie professionnelle est réglée sur ce rythme de huit heures à 20h et je finis par pisser, avec les écouteurs à l’oreille. Je ne suis pas sûre que le cerveau sache faire deux ou trois choses en même temps, sans pause. Le téléphone, le PC, les mails etc. C’est en permanence à ce rythme, mail, messagerie appels. Je suis concentré, non-stop. Je vais vous expliquer une chose. Vous prenez votre voiture le matin, vous êtes un peu responsable. Dans les transports en commun, à la différence, vous ne l’êtes pas. Au bureau, il y a de temps pour être responsable et des temps pour ne pas l’être. Là je suis dans mon salon, mon fils me demande un service, ma femme m’interpelle pour un conseil. Je ramasse tout ce qui traîne, et en l’occurrence les chaussettes sales. Je suis donc responsable de tout, tout le temps. Le soir, je pique une clope à mon fils, je vais sur la terrasse, et là je ne bouge plus. Je suis en charge mentale constante ! »
La peste à la place du choléra ! En l’écoutant, on mesure combien l’enfermement chez soi pour travailler, vanté comme un progrès émérite, bénéfique pour fluidifier les routes, protecteur de toute forme de contagion, prépare bien d’autres difficultés.

La disparition des moments informels, si précieux dans le monde du travail, où des affaires se règlent, où des liens se créent, où la tension se relâche, ont disparu ! Ce temps, fichu temps, compressé comme jamais, et déjà les signes de la surchauffe. Ceux qu’on a maintenu chez eux, cadres pour beaucoup, une large frange de la population moyenne, ou aisée, offrant des services, font une drôle d’expérience ou apparentée : en effet, c’est du taylorisme, cette fameuse façon de faire, au cœur de l’industrie, complètement déshumanisée, où le temps était de l’argent. L’optimisation des gestes comme des tâches, vantée par Taylor, sur les chaînes de production enfonça le clou de la  grande révolution industrielle : tout était compté, mesuré, pour que le travail de l’ouvrier, sa force, fussent rentabilisés au maximum. 







Dans pas mal de chaînes de montage et dans les entrepôts d’Amazon où tout est minuté pour récupérer un collier à gérer, on a évidemment rien inventé ; ça reprend de plus belle, c’est tout… ! Les gestionnaires de ces espaces de production et de traitement n’ont fait que perpétuer les contraintes de la rentabilité : le taylorisme est toujours là, mais désormais, pour certains, il s’impose d’une autre manière, à domicile. Le corps et la force de travail y sont bien moins précieux : c’est l’esprit qui compte. Les douleurs se sont déjà manifestées, et après deux mois à travailler ainsi, ce sont les douleurs de dos qui ont commencé à apparaître. Cet homme qui me parle de la charge mentale est loin d’être le seul, même si, à l’inverse, il y a ceux qui, en télétravail, n’ont rien à faire, et leur inutilité du passé, resurgit et se ressent démesurément : c’est un autre problème.  A., travaillant aussi pour une entreprise au gros budget, s’efforce de tenir la cadence : « L’autre jour, après trois réunions enchaînées, sans pause, un collègue s’est permis une petite remarque : je m’excuse quelques secondes je vais faire un petit pipi ! ».
Pour ces nouveaux forçats de l’écran, une logique s’impose, et les rend actuellement corvéables : « on va pas se plaindre. On a encore du travail. Il faut bien se serrer les coudes pour que l’entreprise tienne le choc… », voici le leitmotiv de base. Et surtout, comme A. l’ajoute : « on a eu l’impression qu’en nous faisant travailler chez nous, on nous faisait une fleur… ! ».

La valence morale garantit à ce nouveau système tout son asservissement. Les employés travaillent plus, selon les dernières statistiques, la rentabilité s’est faite sentir, à la hausse, et ces efforts ressemblent plus à un sacrifice. Mais il y aura une limite, au moins celle du psychisme. Toute entreprise sait pertinemment qu’elle ne peut pas épuiser ses salariés : les contraintes d’aujourd’hui s’exercent non pas sur les corps mais dans les esprits : on se sent sujet de sa tâche et garant, à ce titre, d’une certaine responsabilité. Avec la charge mentale, c’est comme si on supposait que le cerveau du XXIème, dans cette spirale de contraintes, allait finir par développer de nouvelles capacités puisque, soi-disant, selon certains scientifiques, nous n’utilisons qu’une infime partie de notre cerveau. On en connaît les limites mais à ce jour, rares sont les entreprises qui sont prêtes à poser des limites horaires, des conditions encadrées pour éviter le surmenage : l’État, par ses dispositions et directives sanitaires, est en partie responsable de ce glissement et doit donc, au plus vite, légiférer, à mon sens, sur ses conditions de travail pour que tout cela ne ressemble pas à des chaînes de production, qui casseraient des hommes, comme par le passé.

J’ai néanmoins quelques doutes surtout quand l’homme qui m’a fait part de son télétravail nous rappelle qu’il y a des entreprises dont la gouvernance est transitoire : trois ans de mandat puis un parachute doré pour le PDG : ça ne peut pas aider à la régulation de tout cela. L’épidémie de Covid n’invente peut-être rien, elle va finir par instituer ce qui se tramait, en arrière-plan : la femme de A. m’explique que dans la banque où elle travaille, ils en sont, depuis quelques temps, à calculer le nombre de clics exécutés par le personnel du BackOffice par dossier traité : « c’est entre 14 et 17 ! » Ils font tout pour trouver la solution permettant d’assurer les 14. Ce qui est, un jour, un avantage - poursuivre le travail - se transforme comme le sel en pierre, le lendemain, en galère innommable. Tout dépend, en soi, des formes que les discours vont prendre pour faire avaler tout cela : les gouvernants actuels sont les maîtres du sourire plastic, des bonnes intentions de surface, cachant la médiocrité et surtout la rudesse de leur directives pondues.  

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