« Depuis la Grèce, la science est une sorte de dialogue entre le continu et le discontinu », selon Simone Weil, citée par Roberto Calasso dans son essai – l’innommable actuel - qui fourmille d’idées et de références, comme une sorte d’état des lieux, avant catastrophe. Je vais sûrement y revenir. 
Tension, en effet, entre le continu et le discontinu, comme à ses plus belles heures. Comme si, d’un coup, on prenait tout, en pleine figure, nos sens étant plus aiguisés et notre pensée, plus avide de circonscrire ce qui semble plus qu’un soubresaut, une tempête à l’échelle planétaire. Nostalgie d’un temps passé qui n’est plus, qui était si proche dont on regrette les fantaisies, dont on déplore aussi cette propension à avoir enfanté tout ce qui nous entoure, pour le meilleur et surtout pour le pire. Le système, porté par l’information, la consommation et le sécularisme dirait Calasso, n’est pas achevé. Le nouveau monde qui nous attend n’est que peut-être que la pâle figure de l’ancien, et peut-être bien pire encore, mais déjà les signes de sa confusion regorgent, sous nos fenêtres et à nos portes : « rien n’est vrai. Tout est permis » écrivait Nietzsche. Et ainsi, une forme de bête avance. On cherche des signes de son agonie alors que déjà, à peine blessée, renait-elle. Le continu se profile et on voit s’avancer, en ordre de bataille, une police sanitaire, censée nous protéger, comme aux grandes heures de la monarchie. Tout va si vite qu’on oublie, qu’on dénie, qu’on réactive, et ce n’est peut-être pas si heureux que cela mais réjouissons-nous, au moins, sur l’instant, de ce qui prend la place, en recouvrant ce qui n’a pas fini d’œuvrer mais qui a été, transitoirement, rangé quelque part ou mis en veilleuse, au moins publiquement. 
Personne n’a vraiment oublié, même si c’est derrière nous, au moins pour un temps. Le terrorisme s’est dissipé dans l’atmosphère, lui qui incarnait si bien ce Mal absolu qu’on attribue à l’autre mais dont les repères avaient été savamment brouillés, ces dernières années, puisque ceux qui nous attaquaient ou qui partaient lutter en Syrie, venaient aussi de chez nous : ils avaient même des visages qu’on imaginait pas possible jusque-là, engagés dans ce fanatisme virulent.
Comme un pied de nez ou le renforcement de cette idée : peut-être on avait aussi donné naissance à ce mal, revenant comme le retour du refoulé. Une façon de vivre, des principes, une organisation, quasi son but quand on la pousse à ses extrémités, telle vivre pour consommer -  et surtout sans arrière-plan, avec le bonheur se substituant au salut –le bonheur pour tous, vidé de toute substance, et sans qu’on sache le définir.  Le terrorisme, on le sait, c’est une attaque en règle contre tout cela, contre un modèle et des aspirations, évidemment sans Dieu. Avant même les attaques du XXIe siècle, Baudrillard, s’efforçant de renverser les évidences, le structurait dans sa pensée, non pas pour tenir la religion responsable des actes terroristes, mais bien comme le meilleur moyen pour entailler ce qui fait la fragilité, les incohérences et surtout les limites de notre modèle social, en occident : « L’islam entier, et l’islam actuel, qui n’est pas du tout celui du Moyen Âge, et qu’il faut apprécier en terme stratégique, et non moraux ou religieux, est en train de faire le vide autour du système occidental (pays de l’est compris) et de pratiquer de temps en temps, par un seul acte et une seule parole, des brèches dans ce système, par où toutes nos valeurs s’engouffrent dans le vide. L’islam n’exerce pas de pression révolutionnaire sur l’univers occidental, il ne risque pas de le convertir ou de le conquérir : il se contente de le déstabiliser par cette agression virale au nom du principe du Mal, auquel nous n’avons rien à vous opposer, et sur la base de cette catastrophe virtuelle que constitue la différence de pression entre les deux milieux, le risque perpétuel pour l’univers protégé « le nôtre » d’une dépressurisation brutale de l’air (des valeurs) que nous respirons. Il est vrai que pas mal d’oxygène s’est déjà échappé de notre monde occidental par toutes sortes de fissures et d’interstices. Nous avons intérêt à garder nos masques à oxygène. »
Ce que Baudrillard vise à établir dans son essai, c’est que le terrorisme est avant tout un rappel à l’ordre d’un modèle qui montre ses failles et ses limites, dans les modes de vie qu’il offre et des rapports sociaux dominants qu’il soutient. C’est aussi et surtout un rappel à l’ordre dans notre incapacité  à situer désormais le Mal ou à le dire : « Où est donc passé le Mal » s’interroge-t-il. « Nous ne savons plus dire le Mal », si ce n’est en l’imputant aux autres, et à l’ailleurs, car ce qui nous domine, jusque dans nos pensées, c’est cette valeur idéale du bien : « je veux le bien pour mes enfants, leur bonheur etc. » En fin détracteur, Baudrillard va plus loin : « nous ne savons plus que proférer le discours des droits de l’homme - valeur pieuse, faible, inutile hypocrite qui repose sur une croyance illuministe en l’attraction naturelle du bien, sur une idéalité des rapports humains. » Aussi, qu’est-ce qu’on ne voudrait pas faire ou justifier au nom du bien ? Le meilleur comme le pire : on parle déjà, dans la gestion des cas de Covid, de « bien surveillance ». « Le bien, cette valeur idéale est toujours conçue de façon protectionniste, misérabiliste, négative et réactionnelle » assène Baudrillard. Nul besoin de faire toute la liste de ce qui, justifiant la lutte contre le terrorisme, nous a été imposé, ces dernières années, au nom du bien et de notre sécurité :  contrôle permanent des affaires personnelles dans l’accès à des espaces de grande fréquentation, contrôle jusqu’à nous déshabiller dans les aéroports, mesure administrative et non plus judiciaire d’enquête par perquisition, mise en place de système d’écoute dans les rues par ordinateur, vidéosurveillance avec projet de reconnaissance faciale. Et au-delà des mesures, des débats sans fin, et surtout des humiliations, sous prétexte de laïcité et de république, autour du foulard et des signes religieux, avec bien sûr une focalisation sur l’islam et ses représentants dont on a fini par catégoriser les formes de pratique religieuse, du fondamentalisme au salafisme. Là n’est pas le sujet du jour mais bien cette idée, au demeurant partagée, qu’au nom du bien, toutes sortes de mesures privatives, coercitives, tentent de maintenir, et le renforcent, un système bien en place, marqué par la protection de la population sur des aspects indifférenciés et généralisés. Le terrorisme n’a pas lézardé l’édifice – il l’a poussé dans ses retranchements, mais le virus, lui, y va de manière encore plus virulente puisqu’il s’agit de la santé de la population et pas de sa sécurité. Continu ou discontinu ? Sur quelle ligne est-ce qu’on va car là, évidemment, ce n’est pas une question religieuse, mais bien la science dont il est question ? Peut-être sommes-nous là un carrefour, plus que jamais ? La crise du Covid peut tout précipiter comme elle peut, dans la douleur, nous aider à de nouvelles ambitions. Pour lors on observe, on note, on mesure, une nouvelle fois, la confusion des registres et c’est pour le moins heureux. Quand les anciennes règles de la sécurité dans l’espace public, rattrapées par celle même de la crise sanitaire, provoquent des effets de diffraction, comme la lumière qui éclate en divers faisceaux, on peut au moins s’arrêter pour en sourire. À plusieurs reprises, à leur volant, j’ai vu des personnes, tellement emmitouflées sous leur masque et un large tissu tout autour de la tête que le rapprochement avec le niquab, ce foulard qui recouvre tout le visage à l’exception des yeux, s’est fait automatiquement. Elles portaient soudain, pour des raisons de protection sanitaire tout ce qui, il y a peu, était reproché comme un signe religieux ostentatoire, et surtout une privation de liberté : obliger de le porter car soumise. Aussi, crispation d’un autre temps, tout le monde est désormais autorisé voir légitimé à s’engager dans cette mode. Un masque de fabrication, artisanale, trois épaisseurs de tissu, chamarré, éclatant, peut être arboré, comme celui que nous offre une promeneuse du soir–en 15 jours elle en a réalisé 60 et par solidarité, elle les distribue, au cours de sa balade nocturne à ceux qu’elle croise. Ou alors, un masque vendu en officine, sous les yeux attentifs du client légèrement perdu, avec le pharmacien qui lui indique, en guise d’argumentaire commercial que le modèle de masque qu’il vend a été fabriqué sous la Haute autorité de l’armée. L’idée de la guerre, malgré les abus langagiers des différents présidents de la République, est restée dans les consciences : guerre contre le terrorisme, guerre contre les microbes et c’est l’armée que l’on convoque pour justifier la qualité d’une protection. Il est donc possible, en ces temps viraux, de s’envelopper derrière des couches de tissu. Les femmes et des hommes, désormais sans visage, vont arpenter l’espace public. En respect, eu égard au culte de la science, on peut ressembler à ces femmes dont on fustigeait, il y a peu, les pratiques religieuses, comme le port du foulard. 
C’est sûrement à un nouveau Dieu que l’on va se consacrer, de manière forcée, celui à qui on a fait allégeance, dans les hautes sphères de l’Etat, parfois aveuglément : le Dieu de la science. Aussi, ce qui rend tout cela étrangement comique et cynique, c’est qu’une pratique, justifiée par la protection, vient en désamorcer d’autres, transitoirement. Les caméras de surveillance, pour toutes sortes d’identification, n’ont plus lieu d’être, et encore moins les logiciels de reconnaissance faciale, en vogue en Chine, et testés quelques temps, dans certaines communes françaises, à titre d’essai. Toute un système justifié notamment pour lutter contre le terrorisme soudain désuet, ou plutôt suspendu, mis en veille. La science finissant par s’opposer à elle-même : la science du contrôle sécuritaire, par les caméras, par certains algorithmes, versus la science du contrôle sanitaire. En guise de protection, le masque possède quasiment la même valeur que la fouille des sacs à l’entrée des magasins : ni plus ni moins une mesure symbolique et politique. De base, on sait pertinemment que l’usage du masque, pour qu’il soit vraiment efficace, justifie des gestes précis d’installation et des changements réguliers, d’une telle ampleur qu’il est impossible d’en garantir, dans l’espace public, son efficacité. Et surtout, pourquoi utiliser de telles mesures contraignantes pour tous, alors que ce virus n’est létal que pour une toute petite partie de la population. 
C’est comme pour le terrorisme, pourquoi de telles règles de contrôle dans les espaces de grandes fréquentations pour tous alors que ce sont les enquêtes, le renseignement, qui sont à la base les plus efficaces pour lutter contre les attentats. L’Allemagne, comme la France, a été frappée par le terrorisme. Jamais, son gouvernement n’a pris de mesures identiques, notamment en terme de fouilles, en raison de leur passé nazi. En terme de contrôle de la population, pour ne pas raviver les traumatismes du national-socialisme, ils affichent beaucoup plus de prudence et ils luttent sur un pied d’égalité avec la France, en matière de terrorisme. Travaillant dans un service hospitalier, M. me disait que ces derniers jours, en aucune façon, ils n’avaient pris, dans son service de psychiatrie, des mesures aussi contraignantes que celles envisagées pour les transports en commun : c’était impossible voire dangereux et surtout inefficace.
La science, ainsi, au chevet des hommes, jusqu’à quelle limite ? Continuité ou discontinuité. De manière criante, on en voit les limites et c’est une nouvelle fois un virus, jailli du vivant qui nous en fait mesurer les excès, comme ceux que notre société, avec son appui, a pu produire. C’est pourquoi, peut-être, certains, déboussolés, retrouvent les voies du salut plutôt que du bonheur. Au milieu d’un prêt à fourrage, j’ai vu émerger, ces derniers jours, une immense croix en bois dont la symbolique chrétienne est évidente. Je suis resté estomaqué, en me demandant à quel genre de reviviscence nous assistions. Dans un de ses livres autobiographique, Pierre Guyotat, récemment disparu, écrivain inclassable, rapportait qu’à Saint Forget, dans un petit cimetière, des résistants avaient érigé une croix en pierre de taille, au cours de l’année 1942. À sa base, l’inscription renvoyait à la libération de tous les hommes. La croix était plus un symbole qu’un signe religieux, exhortant le sacrifice de certains pour en sauver d’autres. La résistance était quasiment bâti sur ce principe : se battre, à en mourir, pour sauver la nation en luttant contre le mal nazi. Je ne suis pas sûre que nous soyons aujourd’hui dans les mêmes logique, surtout quand on lit de partout, comme sur ces affiches municipales : « pour sauver des vies, restez chez vous ! » Comme je le faisais remarquer à une jeune fille, sorti de son contexte, ce slogan n’a aucun sens. À part à traiter du sujet des injonctions paradoxales, dans le cadre de dissertation philosophique, je ne vois pas ce qu’il porte comme message fort.
Ce qui fait la démocratie, c’est d’être séculière, débarrassé d’un certain ordre moral, reposant sur le religieux et l’absolu. La science s’y est imposée comme libératoire, portées par tout un tas de procédures. Comme le souligne Roberto Calasso dans son essai, « la démocratie est moins la pensée de quelque chose qu’un enchaînement de procédures.» Après avoir passé en revue toutes les limites auxquelles la démocratie se confronte dans sa rationalisation de tous les espaces, pour sa préservation, il démontre que la sécularité ne peut pas convaincre (contrairement à la religion), elle veut seulement être appliquée. « Après tout, elle consiste qu’en une série de procédures. Et ces procédures n’aspirent qu’à être considérées comme des équivalents de normalité. Voler d’un lieu à un autre implique d’accomplir une succession d’étapes, celles-là et pas d’autres, tout comme le trafic aérien obéit à un certain nombre de règles qui sont appliquées partout. La normalité, c’est ça. Or, il en est de même s’agissant de la financiarisation de l’économie. Et avec la capillarité informatique s’instaure le règne incontesté des procédures. » Et, pied de nez à l’histoire socio-politique, tout cela procède d’un moment de l’histoire où les procédures ont pris le pas sur les rituels. Dans le rituel, il y a de la conscience et du collectif. Les procédures tendent au contraire, comme le dit Calosso, « à l’automatisme mental. Plus les procédures se multiplient plus le règne des automates s’étend. » Exactement ce qui est observé avec le Covid 19 : on gère des corps malades, à distance, il n’y a plus de rituel autour de la préparation des corps, les déplacement dans la vie sociale, derrière un masque, ne seront plus que des automatismes – Ce ne sera certainement pas l’effet d’un folklore où les règles habituelles de rapports sautent, où la bonne morale est suspendue, comme dans le cadre du carnaval. Jame Ensor, fasciné par ces fêtes, a fait de sa peinture, au début du XXème siècle, une exploration des masques et leur usage, entre vie et mort, provocation et indiscipline, codes sociaux renversés, le temps d’une fête : ainsi, se travestir, jouer sur les apparences, même s’il y a une notion de protection de soi, tout cela n’a rien de commun avec un masque censé protéger la population, au sens le plus large.





James Ensor, The Intrigue, 1890
Oil on canvas, 90 x 149 cm
Antwerp, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten


Et bien sûr, avec cette mise en valeur permanente des modèles statistiques pour penser l’évolution de la pandémie, on assiste à cette extrémité : « le monde séculier n’offre aucune certitude, juste des probabilités », explique Roberto Calasso. Et alors, on s’interroge pourquoi notre société, dégagée de toute pensée religieuse dans ses structures de base, est organisée par le bien, selon de bons sentiments, exposés sur le devant de la scène comme l’explique Calasso : «  Mais les sécularistes purs, déliés de toute affiliation religieuse et peu enclins aux lubies spiritualistes, ne parviennent pas à renoncer au besoin de se sentir bons. » Dans cette idée de tout maîtriser, à outrance, pour le bien, surtout de la population, pour sa sécurité, on justifie l’absence de sacrifices – on fera tout pour tout le monde alors que c’est faux, même la démocratie crée des inégalités, maltraite des hommes, en soigne certains très mal, et surtout des mesures prises pour le bien commun, en pleine démocratie, renforcent la protection de certains alors qu’elles en fragilisent d’autres jusqu’à les priver de leur libre arbitre, comme les anciens, ces derniers temps. Mais qu’est-ce que le libre arbitre quand la science gouverne politique ? Éminente question que se pose Roberto Calasso : « La totalité du monde séculier et démocratique se fonde sur le libre arbitre et sur la foi dans la science. Mais la science ne délivre aucun signe permettant de croire au libre arbitre. Au contraire, sur la base d’arguments et d’expérimentations divers, elle le nie. »

En effet, on vient à nier qu’on peut, à n’importe quel moment, faire le choix de s’exposer à un mal, - le vivant - , bien moins dangereux parfois que celui des hommes : la nature n’a jamais créé à ce titre, sourde et insidieuse, de dictature algorithmique. On est là au cœur des enjeux entre actions de l’État et liberté individuelle – casse tête des temps supra-modernes… !

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