« Comprendre le monde, c’est le voir en dehors de ses propres sentiments. C’est la différence naturelle entre comprendre et agir, même si cette différence peut être gommée – comme par Gide et sa notion d’ « acte gratuit ». Susan Sontag, Renaître, p. 219

Beaucoup s’étonnent, notamment chez certains amis comment, avec une telle facilité, la population, à large échelle, s’est laissée convaincre (mode mineur), ou plutôt domestiquer voir dresser (mode majeur) à ce confinement et à cette perte radicale de liberté avec les conséquences économiques qui s’annoncent, graves, et particulièrement, pour certains. Évidemment, les gens ont peur –peur de la contagion, peur de transmettre, et le matraquage des discours médiatiques et politiques, soutenus par quelques discours médicaux surfaits voire philosophiques, a bien aidé dans ce sens-là. Mais ce n’est pas suffisant. Il y avait un terrain propice à l’acceptation généralisée, et il est assez aisé à comprendre (Mais peut-on agir ? ; Susan Sontag sépare les deux). Deux biens fondamentaux, outre les moyens de subsistance, régissent, à ce jour, notre société : la santé et la sécurité. En France, en 2015, on a pu mesurer de quelle manière, en guise de sécurité, l’État jouait son rôle, et surtout par le gouvernement en place, à l’époque, il cherchait sa légitimité. Certains membres de ce gouvernement ont ainsi activé tous les ressorts pour démontrer qu’ils agissaient dans le sens de notre sécurité. Ils l’ont fait jusqu’à nous faire vomir, après nous avoir arraché quelques libertés sur les moyens de mener des enquêtes et d’assigner les gens à résidence.
Le vomissement, total, est venu en effet le jour où ils ont décidé, bassement, de faire passer leur projet de déchéance de nationalité. Dans la société et dans l’hémicycle, ça s’est battu, beaucoup n’ont pas lâcher face à cette aberration anticonstitutionnelle, mais les idées progressistes, portés par une certaine gauche, en ont pris, du reste, un grand coup. La déchéance n’a pas été acceptée mais  la gauche socialiste, au pouvoir, n’a fait qu’exploser encore plus un système politique qui régentait notre société, à savoir un système d’opposition droite et gauche : ils ont d’ailleurs ouvert la porte aux référents d’un système qui couvaient sous leur pieds, et évidemment en eux (celui qui les a laminés fut un des leurs) : les technocrates du management et de la finance. C’est bien là la particularité : la sécurité a ouvert une partie des portes, à ce fameux nouveau monde qui n’était que celui qui couvait, soyons clair ! La sécurité a donc justifié un certain nombre de mesures liberticides mais qui, du reste n’ont pas démontré leur efficacité. Et surtout, la sécurité, et les moyens déployés pour, n’a pas fait l’unanimité comme la santé a pu le faire, ces dernières semaines.
Donc, deuxième bien fondamental, la santé. Et là, il est le plus précieux, et si précieux, que dans tous les pays occidentaux, et de l’hémisphère nord, les progrès de la médecine, associés aux meilleures conditions de vie, de manière statistique (certains restent toujours en marge de ses progrès, comme la population noire aux Etats Unis ou les plus précaires de notre société) font qu’on a désormais, quoique fluctuante, une espérance de vie qui n’a jamais atteint de tels âges, malgré les disparités, dans l’histoire de l’humanité. La santé organise notre vie, pour beaucoup, jusque dans ses menus détails : l’alimentation est devenue un cheval de bataille pour la grande majorité, le bio en tête, on prend soin de soi, de diverses manières, on s’occupe de sa psyché, on s’occupe de son corps et, des techniques de gestion du bien-être, un des aspect de la santé, n’ont fait que se propager : il suffit de constater combien les rayons de certaines librairies sont largement garnis de livres sur le développement personnel et combien les différents praticiens voire magiciens, en toute genre, des techniques de soins de soi, ont essaimé de partout, en particulier dans la société française mais c’est bien au-delà. Certes, ces engagements touchent plus certainement une certaine classe sociale. Elle est, à mon sens, difficile à délimiter clairement, mais elle n’est pas attribuable qu’aux classes sociales aisées même si ces dernières y sont plus sensibles. Ce n’est donc pas pour rien que les villes, même en plein confinement, regorgent de joggers, avec leur tenue extravagance, dernier cri. Ils ne souffrent pas que de l’enfermement, ils suivent les lignes de conduite de cette idéologie de la santé qui leur a été instillée, subtilement : non pas par contrainte, mais par incitation. On pense, on vit ainsi pour sa santé, à un point exacerbé tel que personne ne remettra en question, en rien, ce principe : la santé, c’est la vie ou plutôt la vie, c’est la santé ! Un vrai progrès, ricane-t-on doucement, ou n’est-ce pas aussi une idéologie avec ses limites ? On oublie, à ce niveau, qu’une population en bonne santé, c’est aussi une population, à même de produire. Aussi, tout cela ne cache-t-il pas quelques incohérences ou quelques radicalités de notre société ? Je donne ici, juste un exemple, en temps de pandémie et de confinement. Ces coureurs du dimanche, exerçant leur art parfois de si mauvaise manière, le buste penché, les pieds qui rasent le sol, essoufflés, bringuebalant, pensant bien faire alors que courir n’est pas fait pour tous, mettent en valeur, dans l’espace public, deux aspects : premièrement, ils sont le symbole même de cette idéologie de la santé, sous nos yeux. La pandémie exacerbe et fait sortir, par tous les pores, nos valeurs prédominantes, pour ne pas dire dominantes. Ces coureurs sont aussi ceux qui seraient épargnés par la pandémie, sans facteurs de risque, prêt à retourner au travail, ou l’étant encore. Ils incarnent surtout la stature du dominant, même si ce n’est bien sûr pas le cas pour tous. Ils sont donc un symbole, en cohérence avec l’organisation actuelle de la société, en son cœur, et c’est pour ça qu’on a essayé de les limiter pour éviter la guerre civile, plutôt que la contagion. Ils portaient, à leur corps défendant, un message. Deuxième aspect, la santé, c’est ma santé, individuelle, individualiste. Aussi, toutes ses courses, auxquelles de plus en plus de personnes participent où chacun se dépasse dans des marathons ou triathlon en tout genre, sur toute la planète, ou dans des décors naturels en l’occurrence les trails, exacerbent une forme d’individualisme, un peu trop nombriliste. Courir pour soi, dans ce cas-là, n’est pas forcément courir avec les autres ou contre les autres, dans ce que le sport autrefois portait comme principe : c’est plutôt, même si mon propos est un peu limitatif, le sport pour sa propre mise en scène, auprès des collègues de travail, et bien sûr, sur les réseaux sociaux. Le système de valeur attribué à un certain sport s’est renversé et le sport n’est que la quintessence de la santé (et de la performance individualiste), comme valeur et principe central de l’organisation de nombreux rapports sociaux.
Aussi, s’enfermer avec autant de facilité chez soi pour la santé est donc là évident. On s’enferme pour sa santé, parce qu’on a  intériorisé certaines normes, bien plus que pour la santé des autres, ne soyons pas naïf. Ma santé compte bien plus que tout. Hier encore, j’entendais que des soignants, arrivés chez eux, exténués, se voyaient (au-delà des voisins), ainsi dans leur sphère privée, alpaguer par leurs conjoints ou proches, avec la formule toute consacrée : « Tu t’es bien lavé les mains, tu t’es bien changé car je veux pas de ta merde » sous-entendu du covid. La santé est donc un bien précieux, pour notre plus grand individualisme. Et quand j’écris tout cela, je me sens pas du tout hors champ de ces logiques ; tous, on vit, on respire, on s’agite, de ces contradictions. Je me demande juste, au passage, si dans les semaines qui viennent, on veut encore courir seul avec ses écouteurs et son masque, éviter toute forme de contacts, aseptiser notre vie comme jamais, tout ça pour ne pas mourir ou altérer sa santé. Si c’est ça la vie pour la santé, autant mourir au plus vite. Personnellement, j’ai encore envie d’aller farfouiller dans les cartons dégueulasses d’un brocanteur, de me faire tousser dessus par le libraire aux livres anciens qui me montre un trésor. Mais la santé pour tous a ses idéologues. Je ne veux juste pas attendre 5 heures sur le trottoir pour rentrer dans un musée ou dans un restaurant, par crainte d’altérer ma santé. Je dis bien la mienne, mais je n’ai pas envie d’exposer celle du livreur de sushi ou de mac Donald, juste pour ma pomme. Les gens s’enferment, par ce principe de préservation de ce qu’on leur a offert, depuis des années, que l’État de droit, et les progrès sociaux et de la science, nous ont offert : une santé précieuse, voire une santé avec des maladies devenues pour beaucoup chroniques ; ça faisait longtemps qu’on avait pas mesuré qu’il existe, de par le monde, des maladies aigues qui font mourir ; on l’avait un peu oublié ou dénié. Sur la santé comme bien, mais aussi comme principe de vie, beaucoup ne sont pas prêts à  lâcher. Ils sont même prêts, j’en suis sûre, à renoncer, une nouvelle fois, à bien des libertés et à bien des droits ; et comme souvent, par effet de transposition, les plus précaires, les plus marginalisés, ceux des quartiers populaires, des « cités », en feront encore plus l’expérience. 
Cela démontre surtout combien l’État mais pas que lui, l’économie de marché, les rapports entre les hommes, diffusent des normes de comportement auxquelles la plupart se rattache, tout en venant raboter sur d’autres principes de vie ? Santé versus liberté. Si je me souviens bien, la république française, c’est liberté, égalité, fraternité. Bizarrement, aux frontons de nos édifices publics, il n’y pas le mot santé, écrit en lettres majuscules. A bon entendeur.
Évidemment, on peut revendiquer l’égalité dans l’accès aux soins mais pas égalité devant la santé. Et comme certains chercheurs le disent, la santé des uns pourrait faire subir aux autres bien des horreurs, comme la récession économique ou la discrimination. Enfin, nous nous enfermons facilement alors qu’ailleurs, dans les pays où la santé est moins centrale, du fait de la précarité généralisée, comme en Inde, les gens, obligés de sortir, le font pour gagner leur vie et se nourrir. En guise répression, ils écopent, non pas d’une contravention mais de coups de matraque ou de coups de bambous. On ne vit pas dans les mêmes "champs" de valeurs ou principes de vie. Ils ne sortent pas pour courir. La santé, comme à d’autres périodes de l’histoire, en occident, a sûrement moins d’importance pour eux, non pas qu’ils la négligent, ils ont juste d’autres priorités, plus essentielles sur l’instant : se nourrir et nourrir les leurs. Et  les moyens de faire respecter les décisions du pouvoir, en ces pays autocratiques, se font avec les mêmes moyens que nous utilisions par le passé, pour domestiquer les foules : effrayer et réprimer. Nous, c’est en ce moment, c’est plutôt effrayer et enfermer.








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