3 avril 2020

« Les périodes de décadence sont, me dit-il, les périodes les plus claires, celles où les hommes se reconnaissent. Aujourd’hui, ils ne se reconnaissent plus. ». Propos de Paul Éluard, rapportés par Jean Follain, jeudi 21 novembre 1940.

Remarque pour le mois inspirante, en ces temps de crise où, du reste, rien n’est comparable. Comme le disent certains anciens, ces derniers jours, ceux mêmes qui malgré les directives arpentent les rues, papotent, cherchent la relation, on est chez soi au chaud, on mange bien et on attend. Rien à voir avec les heures sombres de l’occupation où pour les juifs et les résistants il fallait fuir, se cacher, et où aussi, écrasé par les ombres, il fallait ramer dur pour trouver de quoi se sustenter. Les toits étaient de chaume et les espoirs, de paille, certains soirs quand on allait se coucher, la faim au ventre. Pour autant, un point commun, certes à des niveaux différents, mais un beau point commun demeure : une nouvelle fois, l’incertitude. Aucune prévision n’est fiable, en terme d’épidémie, et encore mois, en termes économiques : écroulement puis rebond, un jour ou l’autre, en forme de cloche ou en toit d’usine inversé ; la reprise n’a pas de vérité. Les modèles se démultiplient. Et ce qui prête le plus à sourire, dans cette débâcle, c’est que l’outil le plus adéquate de ces dernières années, qui fait tourner les bourses, qui régente et analyse de nombreux comportements, notamment commerciaux et de consommation, s’avèrent complètement dépassés : l’algorithme, comme une multitude d’entreprises, est à l’arrêt ou tourne au mieux au ralenti. L’algorithme, si pertinent dans tous ces modèles, n’est quasiment plus d’aucun secours pour savoir, avec la précision du scalpel, comment la pandémie, mais aussi l’économie, vont évoluer et se comporter.
On multiplie les modèles, mais tout ce système, créé par les ingénieurs et les technocrates, basé sur la prévision, s’est autant dérégulé que largement bloqué. Tel le moteur qui sert, en surchauffe, courroie de distribution cassée, ce modèle prévisionnel est à la peine. Et tant mieux, peut-être ?

À ce titre, un homme qui travaille dans une grande groupe français, m’en donnait une belle illustration. En règle générale, au cours de leur réunion hebdomadaire une figure, dans leur équipe, se détachait: Jamais très inspirante, voix monocorde, commentaires et demandes de métronome : le contrôleur de gestion.
Archétype du modèle prévisionnel, en passe d’exploser et qui sans aucun doute a fait exploser nos moyens de défense et d’actions, tellement il est répandu de partout, des entreprises aux institutions de services publics, hôpitaux et force régaliennes etc. Jusque-là, comme d’autres instances de contrôle, le contrôleur de gestion exigeait des chiffres - ses chiffres. Ces fameux chiffres qui lui permettaient, séance tenante, de prévoir et d’anticiper les commandes et les achats. Il tenait les rênes du système comme ceux qui, à la tête de l’hôpital ou d’autres services publics, exigeaient et exigent encore plus (tout en étant perdus) leurs sacro-saint chiffres pour mettre dans leur tableur Excel. Les chiffres, et l’impression en somme, d’avoir bien fait les choses.
Mais là, comme tout est à l’arrêt, que les factures ne sont pas toutes réglées, que rien est entièrement recouvert, que même une mise en demeure n’a aucun sens - poste au ralenti et courriers par toujours relevés, le contrôleur de gestion est gravement perdu. Il est même déboussolé à un point tel qu’au cours des réunions de télétravail, de ces derniers jours, il s’est enfoncé dans un silence religieux : il ne dit plus rien, son cadre a sauté, et à l’égale de tous ces gens qui ont déserté le terrain, ou qui en sont très loin, qui ne comprennent pas vraiment ce qu’est la réalité,  leurs capacités de réadaptation frisent la nullité. Les grattes papiers ne savent plus où ils en sont et c’est peut-être tant mieux. Signe de la future obsolescence de ce modèle, on espère, l’exigence des chiffres, remontés du terrain, s’est malgré tout, ces derniers jours, emballé ; dernier chant du cygne, peut-être ?  On me racontait par exemple que pour la gendarmerie, sur le pied de guerre, à pister les fraudeurs sans attestation, on exige d’eux, non pas des chiffres à la semaine mais à la journée, quasi à l’heure : on délire, tout simplement. Emil Cioran, cynique comme jamais, pensait souvent aux désastres de ces certaines fonctions ; en voici un commentaire dans son journal : « Et quand je pense à cette race maudite de fonctionnaires qui emploient leurs journées à s’occuper de choses qui ne les regardent pas, qui n’ont rien de commun avec leurs soucis ou leur être même ! Personne, dans la vie moderne, ne fait ce qu’il devrait faire, ce qu’il aimerait surtout. Et quand je pense aussi que le paysan est en voie de disparition ! Décidément, rien ne pourra jamais me réconforter avec l’avenir de l’homme. » (Cahiers, p 91)
Cette mise en veille de la vie publique risque d’accoucher de modèles, modifiant nos rapports, et accélérant aussi, c’est sûr, des privations et des reculs. Ou alors, ce qui faisait office de grandes exceptions pourrait devenir la règle, comme la télémédecine et ses grandes limites, ou le télétravail, et sa rigueur, sa raideur et sa lente déshumanisation. 
L’homme qui m’en donne un aperçu reconnaît pour lors d’être chanceux, contrairement à d’autres qui sont à l’arrêt : il travaille, gagne toujours bien sa vie. Toutefois, le simple descriptif d’une journée de télétravail, donne le tournis, malgré des règles fixées ensemble, entre collègues, comme une heure commune de début et de fin, une pause déjeuner, une heure sans connexion réseau Internet pour travailler dans son coin.
Les écouteurs vissés dans les oreilles, câble fixé dans la machine, ce sont les yeux qui travaillent sur l’écran, sans relâche. Concentration continue sur cette micro fenêtre avec, non pas l’interdiction mais l’impossibilité de goûter, pendant les réunions, le plaisir des cimes si la salle donne sur des arbres. Là, impossible, le mauvais débit, les images troubles de la visio-conférence, obligent un niveau sans égal de concentration. Tout est plus compliqué, ralenti, malaisé qu’une réunion de deux heures peut prendre le double. Le télétravail donne la même sensation que par le passé, quand enfant, en l’absence des parents, on pouvait passer sa journée, la tête et sûrement les yeux, enfoncés dans la télévision. Le soir venu, abruti, on en ressortait, la tête farcie et les yeux rougis qui piquaient. Le télétravail, outre la difficulté de fixer la frontière entre vie professionnelle et vie privée, risque d’accoucher d’une belle monstruosité, aux yeux lessivés, au corps avachi. En quelques jours, dans ce contexte, à vitesse accélérée, on en prend la mesure. 
 En confinement, on profite par les fenêtres du printemps, en pleine éclosion. Le lilas, au soleil, apparaît plus violacé, les jonquilles, plus jaunes et ce ciel, sans artefact blanc, dépourvu de ses rubans de kérosène lâché, illumine notre vie enfermée. Au moins, on en profite pour échanger un peu plus, les discussions, quasi toutes, ont une étincelle de politique : chacun y va de son opinion, on échange des idées, on critique, et aucun expert patenté, qui montre sa tête dans les médias, n’occupe une place centrale : c’est quasi un jeu de pousse-pousse ; et bien sûr, soit on s’y perd, soit comme beaucoup, on se retranche, par de-là les vitres claires, dans le silence des rues calmes. 

Quelques mots échangés avec L. Et soudain, un nouveau constat, une nouvelle aberration. De partout, sauf exception, sur le territoire français, les marchés à ciel ouvert ou les marchés couvert, se sont trouvés arrêtés et suspendus alors que les centres commerciaux, appartenant à de grands groupes, cotés en Bourse, à l’origine de pas mal de catastrophes écologiques, continuent de vendre, en exposant les petits salariés. Où sont donc passés les petits producteurs, avec leurs légumes sales, leur culture raisonnée et leur effort pour que nos assiettes concentrent une densité saine de nutriments et de belles initiatives ?
Disparus ou alors sommés sûrement de vendre autrement, dans les marges, par des tentatives désespérées d’animation locale des réseaux, connus ou inconnus, avec ou sans solidarité, ou alors à se saigner en vendant à bas prix leur marchandises aux grandes surfaces, ou alors, pour les moins débrouillards, ils regardent leur production se ratatiner, jour après jour, dans des abris de fortune, petit hangar en bois flotté. Une nouvelle fois, des décisions sans scrupules qui avantagent certains pendant que d’autres croupissent, sous leurs belles initiatives, censées repenser notre rapport à la terre, autrement et surtout plus éthiquement : les plus forts (et j’ose à peine dire les plus riches) s’en balancent. 

Heureusement, le confinement accouche de quelques drôleries. Un jeune homme de 13 ans, pas encore pubère, en passe de l’être, avec son léger liseré noir, au-dessus de la bouche, se présente. Je le rencontre pour la première fois. La scolarité, en confinement, institue soudain ce qui se trame depuis des années. Les parents, en capacité de le faire, sont exhortés plus que jamais (comme c’était déjà le cas) à  devenir des auxiliaires de l’éducation nationale : vérifier et faire faire les devoirs, signer le registre des notes, motiver les troupes et pas qu’un peu, faire avec et pis encore : tout cela, parfois, atteint un tel niveau que la pression ne retombe jamais. Au contraire, elle s’infiltre des deux côtés : du côté parents, et du côté enfants, et souvent, ça s’auto-entretient et ça s’autoalimente. De ma position professionnelle, je parle en connaissance de cause. 
 Or, avec le confinement, même si chez beaucoup les efforts sont de mises pour éviter la surpression, il devient de plus en plus compliqué de tenir ses nerfs. D’un coup, pendant le cours d’anglais que la mère orchestre de main de maître, c’est l’explosion pour ce jeune homme : ainsi, ordinateur fermé avec fracas, quelques mots convulsifs de colère et autour de la table du salon, dédiés aux travail scolaire et pas qu’aux devoirs (le confinement a tout changé), tout est suspendu, subitement : la mère s’en arrache les cheveux. Le jeune homme, d’ailleurs, me raconte qu’au premier trimestre, c’était la catastrophe, des huit, des neuf, et sur tout ce trimestre, pas la moyenne. 
Le confinement s’est imposé, sa mère s’est donc mise, à ses côtés. Ils font ainsi les cours ensemble, regardent les vidéos choisies par les professeurs pour illustrer leurs cours, aussi elle s’attelle, pour plus de vigilance, à mettre en œuvre les leçons et les devoirs et à y participer. En moins de 15 jours qu’il n’en faut pour le dire, les notes grimpent, et dans un ciel étoilé de dépassement, elles flamboient : c’est magique, son niveau grimpe aussi. Il est fier. Il est fier mais je lui fais alors la remarque de choc qui lui fait arborer un beau et large sourire : « ce ne sont pas vos notes mais celles de votre mère. Elle est retournée au collège n’est-ce pas ? ». Il acquiesce volontiers, et pour animer encore plus la plaisanterie, devant quelques notes moyennes qu’il me cite, je lui fais constater, en plaisantant, « qu’elle aurait pu faire mieux. Elle ne s’est pas foulée ». En somme je me dis en riant, pas si facile que ça, le collège, quand on a 45 ans. Avec le confinement, et surtout pour ceux qui profitent de moyens technologiques adaptés, car c’est loin d’être le cas – inégalités en trombe,  pas mal sont donc retournés au collège et mesurent, avec fracas, leurs lacunes. Merci Monsieur le ministre !


Retour dans la rue. Le mouvement des corps y est stupéfiant. Celui qui nous croise, en pleine course, ne devrait pas être là. Il a transgressé les horaires de la préfecture. Pour autant, après nous avoir dépassé, il enfonce avec tracas son menton et sa bouche dans son foulard, sorte de bandana à la Renaud. Peur de la contagion, n’est-ce pas ? L’autre que nous sommes est si dangereux qu’on a envie de lui demander pourquoi il a donc pris, comme ça, ce risque de courir sur la voie publique. Il faudra bien qu’il comprenne qu’on devra tous, un jour ou l’autre, l’attraper.

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