6 avril

Un dimanche sans fin. Chaque jour, en ce moment, apporte son lot de visions qui se répètent. Dès que j’arrive dans les rues, à l’approche de mon lieu de travail, les images de désertion s’imposent. Le petit luxe de ce mois d’avril, le soleil, dans tous ses éclats, apporte sa touche estivale. Donc, un dimanche sans fin, comme celui du mois d’août, inlassable, dont le scénario, dans les rues, est écrit d’avance : devantures bouclées, quelques piétons, de plus en plus étranges, avec leur masque en papier et leur démarche fuyante, la boulangerie du coin, fidèle au poste et, ce petit filet de rien, filet d’ennui, comme le petit cours d’eau qui traverse la route, charriant ainsi les restes d’un départ ou l’éclosion d’un silence.
Cependant, les plages à deux heures d’ici, fréquentées d’habitude par les estivants, sont quasi vides, les drones guettent, les gens sont chez eux, terrés, dans l’attente d’un « déconfinement », comme si on allait célébrer une libération totale. Personnellement, je pense qu’ils se trompent et ce, largement. Comment imaginer qu’après un mois et demi de mise à l’écart, par mesure de protection, soudain, les gens se retrouveraient, du jour au lendemain, entassés dans les transports en commun–RER bondés aux heures de pointe avec la certitude, l’entière certitude de se postillonner dessus ou d’appuyer ses mains sur des zones jugées dangereusement contaminées ? Je vois d’ici là scène, chacun armé de son masque, écharpe ou foulard, et autre, pour se tenir à l’écart. On a du mal à y croire. 
 Le confinement en ravit quelques uns pendant que d’autres, après trois semaines, commencent à perdre pied. On n’est pas tous égaux dans l’expérience de l’enfermement et pas que, en fonction de l’espace qui nous est alloué. Le petit appartement a vite fait de se transformer en cellule, surtout pour ceux qui vivent seul(e)s. Je pense à cette femme qui, dans son trois-pièces, tâche de trouver à chacune d’elle une fonction, selon une activité qu’elle mène dans la journée, pour se garantir les bienfaits d’une expérience de changement : une pièce pour le travail, une pièce pour la lecture, une pièce pour la peinture. Mais tout ne tient pas qu’à l’espace. Lui, un autre homme auquel je pense, de ce que je sais, vit dans une belle maison ancienne, mais modélisée, sous un forme moderne, par les soins d’un architecte. Mais c’est, dit-il, sur son lit qu’il passe la majeure partie de son temps et qu’il y vit « son confinement » : le lit comme le divan, tel le pacha qui recevait ses courtisans, à une autre époque, en particulier chez les Ottomans. Eugène Delacroix, avec sa fougue romantique, transposant cette idée du lit et de sa cours, dans un autre période de l’histoire, nous a légué une peinture magistrale à ce sujet. Sardanapale, souverain assyrien, allongé dans son lit, buste relevé, voit sa cours se faire assassinée sous ses yeux, femmes égorgées, chevaux massacrés et ses richesses dévalisées. La terreur est à ses pieds, vers lui elle s’avance mais, impavide, il reste de marbre : il attend son heure, fièrement, comme si son lit était son trône. Situation beaucoup moins tragique pour l’homme dont je parle, au milieu de ses coussins et de la couette qu’il expédie, dans un coin, la journée, il lit, il écrit, notamment sur sa tablette en verre achetée pour trois fois rien au bout du monde (« une folie me dit-il, un si petit prix pour un produit pas si mal que ça, venant de si loin, ça n’a aucun sens… »), il téléphone, en scrutant les fissures du plafond et il passe, alangui, ses appels en vision, bien calé. C’est ainsi qu’il vit son confinement. Le monde, son monde, vient ainsi à ses pieds ou plutôt au cœur de son lit dans lequel, aussi, évidemment, il en profite pour faire, à intervalles réguliers, pour les besoins de la forme, une petite sieste réparatrice, celle du milieu de matinée. Il le dit, il le répète, au-delà même de son aisance financière, il aurait été fait pour le monastère. La solitude est pour lui une charmante compagne. « À se demander, dit-il, si dans une autre vie, je n’étais pas un moine bénédictin », même si j’ai quelques doutes, le connaissant, à l’imaginer ainsi, au milieu des lavandes et des voutes austères de l’abbaye de Sénanque, petit bijou cistercien de Provence. 
Ce qui fait sa force, malgré son côté torturé, c’est son organisation, son rythme, cette capacité de s’imposer, parce qu’il les aime aussi, ses propres activités au quotidien. On a pas tous cette chance, cette vertu, ou cet état d’esprit, pour affronter l’enfermement. C’est pourquoi, voyant sombrer cette femme qui vit seul dans son trois-pièces, je n’ai pu que penser aux conditions des détenus. Qu’est-ce qui fait qu’ils tiennent les conditions de l’enfermement ? À partir de plusieurs études, on en a aujourd’hui une idée plus précise : les visites, bien sûr, petite respiration parmi d’autres, l’accès de manière tacitement toléré à des drogues en tout genre, c’est évident, la vie collective, à petite dose, au milieu des clans, et enfin, comble du paradoxe, le rythme de la journée fixée par l’administration pénitentiaire. Le pouvoir d’en haut, qui écrase, qui malmène, a aussi ses vertus : il organise le temps et c’est précieux. L’homme enfermé a besoin de tout cela, on le saisit assez facilement, dans ce contexte, il a besoin de savoir où il va, chaque jour. C’est monotone mais c’est rythmé, rythmé par les autres, imposer, à heure fixe : repas, douche, promenade, atelier, repas, visite etc. Et bien, confinement rimant avec enfermement, il est une nécessité première, pour ne pas sombrer, et c’est là la difficulté quand on vit la solitude, c’est de s’organiser soi-même un emploi du temps, à la mode carcérale, pour tenir bon : en écoutant cette femme, et en la voyant par visioconférence, devant son lit en mezzanine, semblable à celui d’une cellule de prison, couverts d’images de magazines ou d’une cellule monacale, aux murs vierges et lisses, ça m’apparaît central et je lui en fais part : doux paradoxe. La peur de la contagion fait qu’on doit faire l’expérience d’un monde étrange, marginal, et certainement pas à leur niveau, celle des détenus, prisonniers en tout genre. Ou alors, à l’échelle du monde, il faut espérer être, avec les aptitudes requises,  la réincarnation d’un moine bénédictin. 


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