« Comment faire fortune ? C’était un problème insoluble. Et pourtant, chaque jour, semblait-il, des individus isolés parvenaient, pour leur propre compte, à parfaitement le résoudre. Et ces exemples à suivre, éternels garants de la vigueur intellectuelle et morale de la France, aux visages souriants et avisés, malins, volontaires, pleins de santé, de décision, de modestie, étaient autant d’images pieuses pour la patience et la gouverne des autres, ceux qui stagnent, piétinent, rongent leur frein, mordent la poussière. » Georges Pérec, Les choses.

« Je ne vois aujourd’hui aucune perspective ! ». Hier, plutôt enjouée, aujourd’hui assez sombre, pour ne pas dire obscure, la jeune fille qui lâche cette phrase se sent depuis quelques temps coincée dans sa vie. Ce n’est pas d’aujourd’hui mais ne nous fions pas trop à ses humeurs de l’instant, elles sont comme le ciel de Bretagne, toujours changeantes. Souvent radieuse, toujours tirée à quatre épingles, toujours à la mode, faisant attention à ce qu’elle porte, sa manière de s’habiller contraste, aujourd’hui encore, avec le pessimisme du jour. Elle ajoute néanmoins : « d’abord, je m’en fous, je me dis que d’ici deux ans, je serai peut-être morte ! » Coronavirus quand tu nous tiens, tu avances, et pas que dans les corps, tu lamines les consciences. Au vue de l’ambiance actuelle, les propos de cette jeune fille, certes ne dénotent pas, - aucune fausse note ou possible mauvais goût, ils s’acoquinent très bien, et dressent, à travers elle, le tableau du jour. On y est, on ne change rien et on a beau contemplé le ciel du soir, épinglé d’une parfaite lune en croissant, on pourrait se laisser gagner par le pessimisme.
Heureusement, passé le cap de l’entrée en matière, avec elle, du haut de ses 17 ans, c’est toujours, comme au fleuret, à coups mouchetés. Elle défend son point de vue, elles arriment ses idées dans ce qu’elle attrape, elle oblige, sur l’instant, son interlocuteur à trouver des parades. Elle sait faire bouger les lignes, elle oblige la remise en question, en ressassant bien des arguments qui, au premier abord, pourraient faire mouche. Ce que j’apprécie avec elle, c’est qu’on ne peut pas tenir un discours d’autorité, il faut toujours se justifier : le débat, le conflit, et encore le débat. 
En ces temps troubles, c’est pour le moins nécessaire, surtout depuis que le cœur de la démocratie, en pleine arythmie, risque l’arrêt brutal. Et ce que cette jeune fille défend, bec et ongles, s’inscrit tellement dans ce qui se joue dans notre société, qu’il est comme un coup d’essai, ou plutôt comme l’exercice, par excellence, d’assumer ce qui est, et de tâcher, tant bien que mal, de le décortiquer. 
Avec elle, c’est possible car, toujours, elle est ouverte à la discussion. Sa position actuelle, traversée par tout un faisceau de logiques profondes, est une contradiction, à elle seule, aux si belles ramifications. Tenez ! Elle déteste l’école, son année est un fiasco, et les nouvelles méthodes d’apprentissage par le numérique, induite par le confinement, dès le début, elle a envoyé balader tout cela : « rien à faire dit-elle ». 
En regard, depuis toujours, malgré certains conflits parentaux, elle a été choyée, entretenue, assistée même à outrance, dans un système soutenu et construit par notre société et par bien des parents : il faut faire le nécessaire, et plus encore, pour le bien et le bonheur de nos enfants. Il lui est arrivé d’exiger un petit déjeuner au lit, avec tartines beurrées et chocolat chaud. La vraie caricature ! Des attentes assouvies dans l’instant ; Beaucoup pourraient bondir, en lisant cela, - « oh, la petite assistée et les vilains parents ! », mais c’est bien sûr loin d’être aussi caricatural : une chose est sûre, sa mère est toujours dans l’assistance et la réparation. Aussi, la jeune fille au caractère bien trempé et aux idées bien arrêtées, le sait : elle a grandi dans le confort. On ne va pas le lui reprocher, ni à ses parents, ils vivent plutôt bien, ils vivent dans l’aisance – une aspiration commune, si bien soutenue et érigée en modèle dominant par notre société de protection et de consommation. Et voici qu’apparaissent les premières lignes de la contradiction, elle déteste l’école mais elle aime le confort, consommatrice hors-pair, elle adore le shopping, faire les boutiques, seule ou avec sa mère :« Je ne vois aucune perspective, dit-elle car j’ai des besoins, j’aime avoir de l’argent ». Elle l’exprime, en grimaçant, mais c’est cash… ! On approfondit un peu, j’avance les arguments comme quoi l’école n’est pas la seule voie de la réussite dans la vie, contrairement à ce qui est dit et répété - injonctions maladives que tout le monde connaît par cœur : « On peut peut-être se construire un parcours autrement, même si au début il faut prendre ce qu’on trouve sur son chemin », lui fais-je remarquer. « Mais c’est que je me vois pas faire ça, pendant des années, des petits boulots, comme caissière ou vendeuse, tout ce que je n’aime pas, ça n’a pas de sens », insiste-t-elle, sur un ton doucement désespéré avec une petite pointe de malice.
Il faut se l’imaginer comme celle qui se défend et qui écoute, sûrement pas la petite mégère qui pleure sur ses privilèges et ses petites courses, qui attend de retourner chez la manucure. Elle a un petit côté Barbie mais elle s’en défend. À ce titre, elle est allée chez la manucure, avant le confinement, faux ongles collés, pour la première fois, et déjà ça la gonfle. « Je ne sais plus comment faire pour m’en débarrasser ? » Elle a bien essayer d’acheter un petit appareil, destiné à décoller tout cela, en vain… !  On continue, et sur l’argent, elle est intraitable, l’hydre de mer aux ventouses capitalistes, s’est attachée à son corps, inoculant à son esprit le virus de l’achat compulsif. Elle dit alors ce que beaucoup pensent tout bas : « bah qu’on arrête avec l’argent, ça fait pas le bonheur. Bien sûr que si, une belle villa, une belle voiture et tout le reste. Faut être franche, je veux de l’argent car ça fait le bonheur. » Et bien là, une nouvelle fois, elle incarne ce que la société marchande nous vend depuis des années : la richesse. Déjà Georges Pérec, dans son livre – les choses, aux milieux des années 1960, mettait en lumière ces contradictions : aspirations premières à être riches, comme d’autres : « Ils auraient aimé être riches. Ils croyaient qu’ils auraient su l’être. Ils auraient su s’habiller, regarder, sourire comme des gens riches. Ils auraient oublié leur richesse, auraient su ne pas l’étaler. Ils ne s’en seraient pas glorifier. Ils l’auraient respirée. Leurs plaisirs auraient été intenses. Ils auraient aimé marcher, flâner, choisir, apprécier. Ils auraient aimé vivre. Leur vie aurait été un art de vivre. » (Pérec, Les choses, p 17)
Aussi, je vais quand même pas faire à cette jeune fille l’apologie de la pauvreté et du dénuement, restons raisonnables ! Et là, j’escamote les détails de la conversation et les dérives que nous prenons. A certains égards, je ne vais pas faire celui qui crache dans la soupe. J’ai aussi mes travers. Pour ce qui est de la mode, est-ce que je suis, à ses yeux, vraiment crédible, sachant que moi-même, j’aime avoir des baskets qui claquent. Et je ne suis pas peu fier quand certains jeunes gens, les découvrant, me disent : « elles sont classes, vos baskets. » Tous contaminés…. !
La politique, c’est peut-être du matin au soir, dans chaque geste, dans chaque décision mais peut-on rester impliqué toujours, à la minute près. Celui qui fait tout ce qu’il dit, qui suit tout ce qu’il pense, est un future aliéné, ou il l’est déjà. C’est pourquoi les grands penseurs aux grandes idées, et les polémistes en tout genre, qui n’ancrent pas leurs propos dans la vie, sont à écouter, avec quelques petites précautions : « faites ce que je dis mais ne dites pas ce que je fais ! » 
« J’ai trouvé une solution, me dit-elle, derrière sa mèche, tombée de sa belle chevelure blonde. Je vais faire de la télé réalité. Comme ça, je gagnerais un max d’argent »
« Ah, » bouche ouverte, c’est mon ah d’horreur médusée… ! J’en tomberais presque de mon fauteuil.
Le mal est profond, dirait Baudrillard, ou alors pour reprendre le titre de son livre, c’est la transparence du mal. Elle est vraiment contaminée par ce qui se fait de pire, pourrait-on dire. C’est aussi, de sa part, un peu de provocation pour me pousser dans mes retranchements. Je la connais. Mais dans son propos, il y a évidemment ce qui se fait peut-être de pire : société du spectacle, informations vidées de sens, et mise en scène stérile de vies précarisées, voyeurisme maltraitant : « c’est l’horreur », lui dis-je. « Avec la télé réalité, pas besoin d’aller à l’école et vie confortable », rajoute-t-elle.  La scène est cocasse car je sais qu’au fond d’elle, elle y croit sans y croire, elle a du répondant mais une nouvelle fois, par ses prises de position, elle expose tout ce qui fait les dérives de notre société, hyper connectée, surinformée, dressant pour les jeunes le portrait d’un avenir bien cadré, où les distractions ressemblent aux jeux du cirque de l’empire romain, à la différence près qu’on paye assez bien les esclaves de notre divertissement. En plein confinement, voilà ce qui ressort et qui s’expose, et loin de moi l’idée de laisser tout cela, en place, sans rien dire. La jeune fille a des ressources, journée maussade, mais on peut encore livrer bataille, avec des mots, et pas des masques, voire de la répression : « L’argent en grande quantité, c’est souvent de l’argent sale, surtout acquis en grande vitesse. »
Mon argument ne fait pas mouche mais il établit une vérité : « trafic, paradis fiscaux, trafics d’influence et j’en passe et je lui rappelle qu’à l’échelle de la planète, ce qui rapporte le plus, après les dividendes, c’est le trafic de drogue et de médicaments, surtout faux, en provenance des pays pauvres ou émergents, comme on dit ! »
Avec elle, on ne peut pas baisser sa garde car elle trouve toujours une parade : « oui mais la télé réalité, c’est pas de l’argent sale ! »
« Vous croyez, je rétorque, dans la mesure où ce qui amuse le public, c’est d’abord les histoires d’amourette et l’exposition des corps. » Il me revient alors les prémices de ce téléspectacle, pornographique et trouble, ceux du loft avec Loana, cette jeune femme, pin-up à l’époque aux formes bombées et carrossées pour attiser la convoitise. Je montre à la jeune fille les images de cette femme et je lui explique le désastre : désastre du spectacle, désastre de l’usage des corps féminins et je lui demande si pour s’enrichir, elle est prête à renoncer à son amour passionnel car le public déteste que les stars soient stables, amoureusement parlant et donc pas désirables, et si elle est prête à s’exposer, physiquement, à la télévision : en somme, se mettre à nu.
« Alors là, jamais ! » Enfin, un argument qui fait mouche et j’en rajoute, la société raffole de cette forme de prostitution masquée. Plus que cela, des émissions de télé réalité, tel Koh-Lanta, soutiennent les mérites de la performance sportive, de l’entraide et d’une possible solidarité transitoire pour mieux exacerber les logiques individualistes de trahison, pour sa réussite personnelle. En effet il s’agit d’un jeu qui s’achève avec un vainqueur ayant réussi à dégager ou à faire dégager les autres : ça rappelle tant les logiques actuelle du management, portées à sacrifier ceux qui dérangent, pas que les faibles, les forts aussi. C’est l’apanage de ceux qui se mouillent dans un système qui fait la place aux abus, aux maltraitances, à l’exploitation, dans l’individualité poussée, au sein d’organisation collective, à ses plus viles extrémités. Je n’ai pas parlé de Koh-Lanta à la jeune fille. C’est après que j’y ai pensé. Il ne s’agit pas de bannir tout ce qui se passe. C’est d’avoir dessus un regard éclairé pour mieux réagir, pour mieux dépasser certaines réalités : « « bon, ben sinon » dit-elle, après avoir refusé d’utiliser son corps à de mauvais escients, « il ne me reste plus qu’à gagner au loto. » Elle est extraordinaire. Désormais, c’est au hasard et à la providence qu’elle se raccroche car là aussi, c’est sûrement l’opium du peuple, celui d’où je viens, et je n’en ai pas honte. Moi aussi, petit, j’en ai rempli, au stylo Bic, des cases de chiffres avec de petits croix et même, pour d’autres jeux du hasard, je l’ai grattée, cette espèce de gomme cendrée qui cachait une probable richesse. Tous, on est pétri de contradictions. Il n’est jamais trop tard pour se réajuster, et comme je le dis à cette jeune fille, c’est l’expérience, c’est le temps qui nous assure, peut-être, d’y voir plus clair. Mais il ne faut peut-être pas trop tarder. Avec elle, on va garder cette note positive. Il faut débattre, se remettre en question, et parfois aller dans nos retranchements quand les évidences bousculent nos parti pris, comme le rocher écrase les fourmis sans les tuer.
 Avec cette jeune fille, tous les registres sont passés en revue. Il en ressort pour elle une belle remise en question, au cours d’une discussion endiablée, ou la confirmation de ce qu’elle souhaite. Je conserve cette idée que jusque-là, ce qui était vrai, était cette immédiateté de la satisfaction. On pense très souvent à soi, pour son moi, on doit sûrement repenser, en ce moment, plus que jamais, à tout bien décrypter. Peut-être, c’est pour le mieux, c’est ma conviction du moment, peut-être avec la poésie de Victor Brauner :

La machine à privilèges
Enfouies dans les zones les
Plus arriérées et les plus
Confuses de l’être intime, la
Machine à privilèges est une
Solution décisive aux
Aspirations de l’attente,
Enveloppé de l’aura du désir.
Le projet devient réalisation
Et, par un auto-pacte
Inattaquable, cette machine
Est un arrangement
Inconditionné avec soi-même.
La machine à privilèges
Est le Moi et le Soi, les
Impératifs androgynes en
Action, la clef dialectique des

Rêveries de ce qui doit arriver.


La machine à privilèges
Victor Brauner 1964

Commentaires