Certains, déjà, pensent à l’après et fixent leurs yeux dans le ciel, avec une pointe de regret : « on est pas près de revoir un ciel d’une telle tenue », me disait un homme qui s'était échappé de Paris, juste avant la fin du confinement total. Sur le chemin d’une autorisation dérogatoire, en bord de route nationale, la succession des arrêts lui avait permis cette précieuse contemplation : « j’ai regardé les changements de teintes, j’ai admiré les nuages, à ce niveau-là, entre ciel et cieux », où on sent passer l’humilité, aurait-il pu ajouter, en paraphrasant Jacques Brel. Un ciel à la Poussin, d’abord, bleu sidéral avec des nuages blancs, toujours à la perfection comme il n’en existe quasiment jamais. Ou alors un ciel à la Turner où c’est la couleur, dans un tourbillon spectral, qui l’emporte sur le tout : tout est jaune, ocre, relevé de zébrures d’orange et on s’y perd dedans comme certaines locomotives qui émergent des tableaux du peintre anglais. Les locomotives, symbole par excellence du modernisme, de l’ère industrielle : tout cela poussé à son apogée, avec de la pollution et des guirlandes blanches de kérosène, et voici qu’un confinement planétaire nous assure une contemplation de ciels qui avaient, à bien des endroits, disparu. L’artiste Bruno Gadenne avait déjà regardé tout cela de près, bien avant la crise. Toutefois, il ne regarde pas que le ciel quand il peint ses paysages, et notamment ceux des forêts primaires. Cet artiste, qui régulièrement s’en va parcourir les coins les plus reculés du monde, en rapporte des peintures dont l’intensité des couleurs trahit plus la menace que les beautés qu’elles suggèrent. Dans son travail, il y a souvent l’incendie qui ravage les forêts enveloppées de leurs ombres de la nuit, ou alors, dans ses gouaches, le ciel est marqué par le rouge des tensions que l’homme fait planer sur les milieux naturels depuis des années. On y sent frémir les radiations comme les inquiétudes du peintre, pour qui le paysage n’est plus l’expression de nos émotions positives comme au temps des impressionnistes. C’est bien plus la vibration de quelques idées politiques qu’il conviendrait de soutenir, encore plus, après cette crise car on l’a compris, le virus et sa propagation, sont d’abord le déséquilibre d’un certain mode de vie qu’il s’agit de revoir, de fond en comble.



Bruno Gadenne, 2020
Galerie Provost Hacker



Cet homme qui me racontait plus haut son escapade, et ses contemplations de ciel, regrette déjà la fin du confinement et ce rapport au temps, qu’à marche forcée, nous avons dû, pour beaucoup, établir : le temps de faire ou de ne rien faire, on ne sait pas. Lui s’est dit qu’au moins, en promenant son cheval sans le monter, juste avant la fin du confinement, il avait pris le temps d’observer ce qu’il mangeait : sa monture, comme tout animal à moitié domestiqué, affichait aucune hésitation dans ses choix de verdure dont la reconnaissance botanique requiert pour l’homme une bonne dose de savoir :« Vous n’avez que les animaux domestiques pour s’intoxiquer ! », me faisait remarquer le promeneur de destrier.
D’une, on est loin de posséder le savoir des indiens Borobo, étudiés par Lévi-Strauss, en terme de plantes médicinales, de l’autre, le trop de dépendance fait perdre, à grande vitesse, les capacités de défense et d’adaptation, en milieu hostile : c’est bien connu.
L’animal domestique en est l’exemple même, à l’exception peut-être du lapin, le vrai, pas le mini, qui, lâché dans le jardin, conserve son animalité, tout en émettant quelques signes de contacts avec ceux qui l’ont accueilli : une sorte de rapports assez intermédiaires entre le chien, pour qui le maître est tout, et le chat, si libre qu’il en oublie parfois sa première maisonnée.
Sommes-nous donc bientôt dans l’après et la crise, si l’on pense les événements selon cette logique, va-t-elle produire quelques changements que beaucoup verraient comme salvateurs ?
La crise possède une étymologie grecque, et l’analyse de ce qu’elle représente est en soi toute l’étendue des possibilités entre l’avant et l’après : un philosophe, François Jullien, spécialiste de philosophie orientale et occidentale, en fait une analyse comparative :
Selon sa racine grecque, la crise est ce qui « tranche ». Elle est le moment critique et dramatique qui tranche entre des possibles opposés (…) En chinois – c’est même devenu aujourd’hui une banalité dans les milieux du management – « crise » se traduit par wei-ji : « danger-opportunité ». La crise s’aborde comme un temps de danger à traverser en même temps qu’il peut s’y découvrir une opportunité favorable ; et c’est à déceler cet aspect favorable, qui d’abord peut passer inaperçu, qu’il faut s’attacher, de sorte qu’il puisse prospérer. Aussi le danger en vient-il à se renverser dans son contraire. De tragique, le concept se dialectise et devient stratégique.
Certes, stratégique mais pour qui ? La question est là.   La crise n’est-elle pas une belle opportunité pour faire passer ce qui, jusque-là, ne l’était pas ? Accélération brutale des usages de vidéos conférence, des téléconsultations et les commandes de produits en tout genre, par l’outil numérique, s’affichent comme un effet de cette crise : déjà, pour certains, un nouveau pas dans l’exploitation du virtuel, et on voit déjà frétiller, encore plus vivement, ce qui n’était déjà plus des balbutiements mais bien les premières vagues du tsunami. Ne perdons pas de vue que le monde numérique cache des intérêts qu’on ne saurait pas toujours nous montrer !
Enfin, après cette montée en flèche de l’intérêt des pouvoirs publics pour la santé, on pourrait déjà penser à ce changement que beaucoup attendaient. Mais gare à nous, me dit le spécialiste des questions sociales, financières et numériques qui me fait ses bilans, toujours pertinents, avec une petite pointe de pessimisme. L’absence de négociations fermes, en amont, peut coûter très cher, en terme de sacrifices humains, d’épuisement et de jours qui déchantent. Il dénomme tout cela la théorie de l’échec. Au départ, tout est réuni pour échouer–en l’occurrence, ici, au début de la pandémie, absence de masque pour les soignants, qui œuvraient en première ligne, absence de tests rapides, pas assez de moyens au niveau de la réanimation. Jusque-là, tout le monde a bien été informé. Tout est alors présenté comme une très grande catastrophe et les premiers signes n’ont pas tarder à se faire sentir, notamment avec la surcharge rapide des lits de réanimation. L’hôpital et son personnel, en grève peu de temps auparavant, montrait déjà des signes de fatigue et l’implosion, à bas bruit, avait déjà eu lieu, depuis longtemps, avec l’hémorragie du personnel vers d’autres secteurs. La crise arrive, et par conscience professionnelle, la bonne vieille morale transférée en éthique professionnelle–personne ne va flancher et donc on monte sur le pont, on tire sur les cordes, on agite les voiles et on prie pour que le mât ne se brise pas. J’ai à ce titre une situation remarquable. Avant la crise du Covid19, le climat à la maternité était particulièrement tendu entre le personnel soignant et le responsable infirmier du service, cadre décrié par toute l’équipe. Ce dernier, pour une raison inexpliquée, préparant son départ ou je ne sais quoi, s’était alors permis d’établir une liste de jugements sur ses administrés, de commentaires et de critiques croustillantes.
Informelle, cette liste est tombée entre les mains des concernés, soudain prêts à utiliser ce document compromettant pour régler leurs comptes et rétablir un peu de cohérence. La crise arrive. Par professionnalisme, tout le monde se met d’accord pour temporiser afin d’affronter au mieux, par solidarité, cette tempête. Celle qui me fait ce compte rendu explique qu’en mettant son poingt dans sa poche, l’autre s’est levé, quelques temps après, quand elle a fait le bilan des aberrations apparues, en cours de gestion de crise. La réaction du chef ne s’est pas fait attendre : convocation, remontée de bretelles alors qu’elle avait transitoirement enterrer la hache de guerre. La crise passée, elle se doute que l’argument de la liste informelle, illégale, aura nettement moins de poids pour lutter contre ce responsable peu scrupuleux puisque ça a trop traîné : piéger à son propre piège. Un peu la même chose, à l’échelle de l’hôpital : par conscience professionnelle, tout le monde se démène, au-delà de l’héroïsation, fait son boulot, avec empilement des heures. Des promesses politiques et une enveloppe soudain dédiée aux équipes, et par-dessus tout cela, une prime au mérite. Mais il est peut-être déjà trop tard : « ils auraient dû cesser le travail, dès le premier jour. Se mettre en grève, mettre la pression et négocier dans le dur pour les années à venir », me dit mon analyste. Oui, mais par conscience professionnelle, et par quelques obligations, puisqu’il s’agit de santé (on peut être réquisionner.. !), ils ne l’ont pas fait. Pire, ils ont fait preuve, au milieu des injonctions paradoxales, d’un certain nombre de capacités à faire plus, d’abord avec moins, puis avec un système de réanimation transitoire : une perfusion de quelques jours ou une injection en soi de tranquillisants. Le retour à la normale peut conduire au bilan possible que malgré les plaintes, les équipes étaient encore capables de bien mieux, justifiant par défaut qu’ils n’ont peut-être pas tant besoin de ressources en plus, en temps normal. La théorie de l’échec ! Ne pas avoir, comme au bon vieux temps des grèves minières, cessé le travail, maintenant et tout de suite, c’est risqué ! J’ose espérer que l’homme qui me fait cette analyse se trompe, largement. Il y a hélas des signes qui exposent la fragilité du système et ses verrouillages possibles. Un autre exemple. Un jour, à l’EHPAD, pour satisfaire le gouvernement, il y a peu, l’ARS (agence régionale de santé) déploie un dépistage massif de Covid19 et pour le moins excessif : ceux qui avaient déjà subi un test avaient des symptômes de la maladie. Les autres allaient bien. Donc, sur trois jours, des tests en pagaille, personne ne sait vraiment qui les prescrit, tout est confus : le médecin des résidents devient médecin du travail, obligé de s’occuper aussi des salariés. Tous, résidents et soignant, dépistés alors qu’à ce moment-là, aucun n’était symptomatique ; aussi, avalanche de décisions, plus noires que le charbon, opaques, et, en arrière-plan, des mesures faites pour soutenir le politique : il faut montrer des chiffres, s’activer pour montrer qu’on pallie à ce qui a fait défaut, il y a peu, mais sans aucun bon sens. Bilan quasi évident : aucun cas symptomatique, par conséquent aucun test positif et par rétorsion locale, assumée, quelques salariés ont refusé, à juste titre, le test, et certains testés ont même refusé que leurs résultats soient mentionnés, même si c’était de manière anonyme. Le résultat est clair pour l’ARS : sans l’ensemble des données, leur analyse est bancale, voir le doute quant à des porteurs sains n’est pas levé. Une dépense d’argent, de moyens pour rien, si ce n’est épuisé le personnel de l’équipe médicale, poussé à  orchestrer ce plan vidé de sens. De même on a déjà oublié, en quelques semaines, que dans certains départements, l’ARS avait mis la pression sur des EHPAD pour qu’ils donnent leur masque et leurs médicaments aux hôpitaux,  et ce, par la force, avec l’intervention de la police : tout cela a été gardé secret. Certains ne l’oublierons pas, mais une fois encore, on mesure combien tout cela est parti à vau-l’eau alors que, a posteriori, l’on présentait déjà que les plus fragiles, face au virus, étaient les personnes âgées.
Au même moment, l’ARS, orchestrateur en chef d’une politique de santé dont les agents finissent par s’y perdre, offre une autre stratégie tout aussi déconcertante. Dans un IME, institut recevant des enfants porteurs de déficience, ils invitent les professionnels et la direction à échafauder un plan de reprise alors que dix jours auparavant, ils avaient refusé l’idée même que deux enfants, sortis de chez eux pour faire souffler leurs parents, jouent ensemble. Autrement dit, délégation de responsabilités ou l’art de se défausser transitoirement, sans aucune ligne directrice et l’éventualité de ne rien valider, après exposition du plan. On se demande alors comment la puissance publique, ultra technocratisée, peut encore satisfaire ses administrés, depuis qu’elle définit ses actions en terme de rentabilité et de gestion des risques. Il y a vraiment des modèles d’organisation qui posent question, et surtout on se défie tellement de l’humain qu’on veut en limiter au maximum tous les faits et gestes : c’est lui qui est en danger, et c’est lui dont on se méfie le plus, en l’arrosant de contradictions ou en infantilisant au maximum, considérant du haut de l’État quand il est en première ligne qu’on peut pas lui faire confiance. On ne va pas se mentir, le ciel de l’après va avoir, pour longtemps, du mal à être au beau fixe… !




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