La
protection serait-t-elle la mère de certains vices ? L’Etat, et un grand nombre
de citoyens, sont d’accord sur ce principe de la protection, et il est
difficile d’en faire d’économie ou abstraction. La protection sociale est cette
belle notion qui a rendu obligatoire le respect d’un certain nombre de droits, et
c’est heureux : le progrès social résulte évidemment de cette avancée. On exige
de la protection mais à ce titre, derrière cette belle figure, que l’on
pourrait incarner en l’allégorie quasi naturelle – de notre belle-mère patrie,
se cache évidemment quelques excès ou limites. On pourrait dire quelques
contreparties. Protéger implique aussi de contrôler. À ce titre, le glissement
de la protection à la sécurité s’établit quasi comme une évidence. On parle
bien de sécurité routière, et c’est par un ensemble de mesures coercitives, en
tout genre, qu’on a fini par réguler la circulation en voiture. Malgré le sens
donné à certains chiffres, il est difficile d’établir que la baisse de
mortalité sur les routes découlent forcément de la verbalisation et des
limitations, plutôt que de la robustesse des nouvelles voitures ou alors d’une
certaine prise de conscience. Et pour ce qui est de la vidéosurveillance dans
les villes, il est tout aussi difficile d’en mesurer l’efficacité exacte :
c’est surtout que la violence, les dégradations en tout genre, les agressions,
augmente avec la précarité sociale.
Depuis le
XIXe siècle, les rues de nos grandes villes sont devenus moins dangereuse, en
regard de l’élévation du niveau de vie de la population et de leurs
fréquentations : c’est indéniable. Toutes les études sur la violence le prouvent.
Toutefois, la protection ne fait que s’accompagner de plus de sécurité, ou
plutôt d’action de sécurisation. Beaucoup de citoyens exigent et suscitent ce
glissement. Toute la politique de gestion des risques repose sur ce postulat.
Aussi, l’État doit se faire protecteur, et plus que cela, le démontrer, en
accentuant ses messages dans le sens de cette protection, mais aussi, pour la mise
en œuvre de cet engagement, il ne peut, au final, qu’accentuer ses mesures de
contrôle, au point de briser un certain nombre d’équilibre. Cet effet de
surprotection qui en est la conséquence, se mesure encore, à ce jour, alors que
le confinement a été levé. Il ne l’ a été pour certains que partiellement,
voire pas du tout pour d’autres. La vie sociale, à ce jour, a été repensée
autour de la reprise du travail. Tout ce qui concerne le divertissement et
surtout la culture, n’existe plus vraiment ou que partiellement ou que sous sa
forme la plus réduite. Et les anciens, les plus dépendants, continuent à vivre
dans des logiques de l’aseptisation : une résidence tout en hauteur, dans un
quartier chic, conditions luxueuse et des résidents à qui il est encore, à ce
jour, formellement interdit de sortir : ils vivent dans leur tour d’ivoire. On
les contrôle à outrance pour mieux les protéger, faisant de leur vie un
enfermement quotidien. Autre établissement, pour les visites, il fait compter
30 minutes, et pour ce faire, il était question, encore jusqu’à hier, de
prendre rendez-vous. Ce qui était un lieu de vie est devenu un lieu de
réclusion chaque décision, chaque mouvement, résulte d’une autorité centrale :
l’institution totale, selon Erving Goffman, qui offre tous les services, qui
rend dépendant socialement, vous impose, en retour de sa protection ou en
vertu, toutes ces règles jusqu’à vous aliéner à outrance.
On a recréé ce qui se faisait de plus extrême, il y a plus d’un siècle, en
terme d’enfermement et d’assistance, à la différence que là, aucune règle de
loi, bien fondée, contrairement au placement à l’asile, régi par la loi de 1838
à l’époque, ne justifie ce genre de mesures. La vie sociale des plus anciens,
fragiles, dépendants, se mesure à ce qu’on décide pour eux. On nagerait presque
en pleine aberration....!
Mais ne pensons pas que ce contrôle s’est imposé que sur des établissements !
Par l’effet de la peur et de la panique généralisée, certains se sont fait à
l’idée que l’autre, encore plus que d’habitude, était source de tous les
dangers. Quand on finit par intérioriser que votre voisin peut vous tuer en une
poignée de main, le monde n’est plus qu’un terrain vague d’hostilités. Derrière
ses carreaux, le voisin veille, chaque visite est scrutée. Celui qui m’explique
comment ça se passe pour sa mère vieillissante, rapporte que cette dernière a
dû rendre des comptes, à son voisin, terrorisé par les visites récente qu’elle
a reçues : « vous savez que c’est dangereux de recevoir du monde… ! », lui
asséna-t-il.
Elle se sent donc épiée, sur le qui-vive, et le quartier des vieux est devenu
le jeu des regards insistants, derrière les voilages tirés. Au quotidien, dans
cette ambiance, on s’invente des nouvelles règles, de nouvelles obligations et,
à ce jeu là, l’esprit humain, riche comme jamais, ne manque pas d’idée pour
défrayer la chronique. Quand l’État impose sa vision trouble du danger,
certains s’y perdent : « on veut bien recevoir votre fils à la seule condition
que vous restiez, tous, confinés ! » C’était là l’injonction fixée par une
famille, celle de la dulcinée, restée confinée, quasi prête à porter des
masques chez elle. Pour que les deux tourtereaux pussent se voir, ils voulaient
des garanties : celle qui primait consista en l’imposition de leur nouveau
modèle de vie : certains ont fini par adopter le confinement comme une façon de
vivre : Ils y tiennent tellement que pour la survie de leur modèle, ils ne
souhaitent fréquenter que ceux qui vivent de la même façon, sur un pied
d’égalité. Aussi, la sœur du jeune homme, petite amie de la fille de cette étrange
famille, convient que tout cela n’ pas de sens. Jamais, elle n’honorera ce
contrat moral tacite. Le seul hic pour elle, c’est, pendant un temps,
l’interdiction de poster des photographies de ses sorties avec ses amis. La
famille sur-confinée risquerait de le savoir et ça mettrait gravement en péril
la vie des tourtereaux. Roméo et Juliette des temps modernes, obligés de suivre
les règles de confinement fixées par d’autres, loin des belles images comme ce célèbre tableau d'Eugène Delacroix… !
Eugène Delacroix (1798-1863), Roméo et Juliette devant les tombeaux des Capulets, vers 1855,
Et le point de convergence de tout cela se cache peut-être dans ses brigades
sanitaires, vendues odieusement comme des anges gardiens par un politique qui
ne fait que servir des images compatissantes, enrobées dans la bonté, à grande
couche, le diable qui couve derrière, selon des principes d’une bêtise
confondante. La police sanitaire dont on parlait au XVIIIe siècle, se découvre
soudain avec pour ambition de casser les chaînes de transmission.
Quel beau programme ? Une dérogation au secret médical a été entériné,
légalement, pour que tout le médecin, faisant le diagnostic de COVID-19, fasse à
la CPAM, une déclaration nominative. Il est précisé que le médecin puisse faire
une recherche active des personnes fréquentées de près, dans une sorte de
proximité sociale et il en ferait évidemment le retour à cette instance
administrative. Tout cela, sous couvert de protection pour tous, s’apparente, ni
plus ni moins, à une enquête de mœurs : si tout le monde jouait le jeu, il
serait question de dévoiler ouvertement ses pratiques, ses fréquentations, de
tout ordre. Tout cela n’est possible que dans un monde ultra normalisé,
aseptisé, transparent où personne n’a rien à cacher. De fait, les gens vont
négliger, mentir ou passer sous silence ceux qu’ils ont vus : première chose.
Ensuite, c’est la possibilité ouvert d’offrir de mauvaises informations,
notamment pour enquiquiner le commerçant peu sympathique. C’est comme si on
nous offrait, au passage, un certain pouvoir, celui de faire fermer certains
lieux : là on pousse le bouchon un peu loin car avec l’épidémie ralentissant,
ce n’est plus qu’un scenario de fiction. Mais qu’est-ce que ce sera, la
prochaine fois, au prochain pic ou retour du ou des virus ?
Ce verrou sautant, on vient combien il y a des biens communs–la protection par principe, qui nuit gravement à la vie de certains : l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions. La big Mother, comme dirait J., prête à veiller sur nous et qui se fait répressive, castratrice, si on ne va pas dans le sens ce qu’elle souhaite : la somme des bonnes intentions aboutit à un système fermé où plus rien n’est possible, si ce n’est suivre le droit chemin que d’autres vous tracent.
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