On peut parfois penser qu’une crise ou qu’un événement participe à nous redéfinir, entièrement. Après le cataclysme, on est le plus le même, notre manière de voir le monde a littéralement changé. C’est l’après. Puis, il a notre manière d’aborder la tourmente, le ciel orageux, ou le ruisseau, sorti de son lit, que pour notre survie nous devons traverser. Le vacarme nous entoure et on doit se décider, faire au plus vite, entre les branches qui cèdent, dans un bruit terrible, et les salves de pluie. C’est là qu’on se découvre. Ou alors, plus certainement, l’affrontement des conditions pénibles nous révèle telle que nous sommes. Mais surtout, au préalable, nous traversons l’épreuve, en réveillant ou en exacerbant qui nous étions, et pas seulement sur le registre moral, en tant que bon ou mauvais, mais selon nos ressources, nos failles, notre manière de vivre la vie, tout simplement. L’expérience du confinement et surtout de l’infection que me rapporte ce jeune homme me fait alors penser une nouvelle fois que nous abordons ce qui nous semble commun, avec nos croyances, nos parti pris et les réactions profondes de notre organisme. Ce n’est pas qu’une question de crédulité ou d’incrédulité, de fantasmes ou d’irrationalité, voire d’hypochondrie à la connotation souvent négative, c’est la mise à l’épreuve de ce qui nous constitue. 

Grand gaillard, imposant, sa carrure est semblable à celle des gars qui assurent le service d’ordre et de sécurité, à l’entrée des bars ou des boîtes privées. Avec lui, qui s’y frotte s’y pique ! En le voyant, de loin, il affiche une certaine assurance et sa dégaine impose le respect et la crainte. Ses muscles, travaillés à la fonte, se cachent derrière une petite couverture graisseuse, ce qui renforce son apparence de gros dur. Une belle carcasse, taillée au cordeau, mais derrière le masque et la grosse carlingue, se cache une usine à émotions. Il peut ainsi pleurer à chaudes larmes comme se laisser impressionné par quelques phénomènes supranormaux. Quand il raconte en l’occurrence ses expériences de demi-sommeil, ses yeux s’écarquillent, sa bouche aux belles dents s’évase et il  lâche, après avoir hésité à parler de ce qu’il a vu : « un truc de dingue, vous n’allez pas me croire ! ».
Avec son côté émotionnel, souvent il se laisse envahir par tout ce qui se passe autour de lui : du genre éponge de mer, par tous les pores, ça le gagne, il absorbe et il vit chaque événement, intensément. 
Après quelques jours de confinement, il a commencé à se sentir mal, sans qu’il puisse a posteriori en décrire les symptômes. Un mélange pas très clair !  Dans le contexte, son père et sa belle-mère l’ont consigné dans sa chambre : la quarantaine à la maison. En somme, une sorte de sur-confinement, à l’égale de celui revendiqué par les pouvoirs publics, mais presque en plus dur, en plus sévère. En règle générale, si cela lui paraît légitime, il est réglo. Il a donc accepté, et il s’est enfermé dans sa chambre, « en bas » précise-t-il, c’est important. Dans ses conditions extrêmes, il lui a fallu tenir, avec ce qui par ailleurs le caractérise déjà : l’usine à émotions, la remise en question, le ressassement des histoires du passé, la violence et l’incompréhension : tout cela, accentué en pire par cet enfermement. Au milieu de ses haltères et de ses livres de philosophie chinoise qu’il dévore depuis quelques mois pour mieux se comprendre – tension entre le corps et l’esprit - , ce qui était un petit tressautement intérieur est devenu bourrasques, tempête, et dans son isolement, il a commencé à tout passer en revue : « vas-y dit-il que je me suis dit, il faut se regarder dans les yeux, se regarder en face. » Au milieu de la tambouille, c’est donc ce qu’il a commencé à faire, tout en étant persuadé d’avoir le coronavirus, sans moyen de le confirmer. A ce moment-là, aucune option : pas possible d’aller voir son médecin traitant, ça lui semblait défendu ! Tout a été fait pour pas qu’il ne sorte de sa chambre. Comme tout semblait confus, il a essayé de se remettre les idées en place. Action, réaction, un truc de dur, il s’est alors envoyé une « pêche dans la mâchoire »,– une usine à émotion je disais puis, malgré sa résistance, il a craqué : « je suis sorti de ma chambre, je suis monté en haut, je suis monté à la cuisine.»
La faim a pris le dessus. Sa corpulence, même en plein confinement, exigeait une quantité requises de calories : « il ne me nourrissait pas assez, » peste-t-il.
En pleine nuit, comme d’autres près de chez eux, transgressaient les règles du confinement, il s’est fait prendre, la main dans le sac, au milieu de la cuisine, à ouvrir les placards alors que c’était interdit. Sanction immédiate ! « Ah ben, je suis monté, elle m’a redescendu, elle m’a renvoyé en bas, ma belle-mère ! » Confiné à nouveau, et c’est alors son corps qui a pris le relais. Quand il le raconte, plus rien à voir avec des signes cliniques, quels qu’ils soient, propres au coronavirus. Son corps était en pleine déroute. Les sensations qu’il décrit font plus référence à des croyances, ou plutôt à ce point extrême où le corps, emporté par l’esprit et par les émotions, est galvanisé, c’est une réaction en chaîne et c’est l’emportement. Et chez lui, ce corps qu’il a pris le temps de sculpter et de dompter, a fini par lui jouer des tours.
L’emportement, je vous dis, et il l’exprime, à sa façon, référentiel personnel d’une machinerie interne : « j’ai senti une pulsion dans mon cœur comme du sang et l’énergie, à l’intérieur, était comme détraquée jusqu’à sentir des douleurs aux pieds. C’était l’effusion de tous mes points énergétiques. » Évidemment, cela fait référence à une certaine représentation du corps ; c’est comme si sa force vitale était en pleine déroute, celle-là même que le docteur Hyppolite Baraduc chercha à rendre visible, début du XXème siècle, par tout un appareillage pseudo-savant. Il était persuadé que par son aspirateur de force, fonctionnant sur des mesures électriques, il rendait visible les vibrations internes, à savoir celles de l’âme.


Aussi, tellement dépassé par tous ces mouvements internes, il ne resta plus à ce jeune homme qu’un recours: «  j’ai donc appelé ma mère, elle m’attrapé et on est allé chez mon ostéo. » L’urgence, et ainsi tous les référentiels brouillés, le coronavirus à toutes les places, visant à tout expliquer, du moins pris dans un nouveau référentiel : « je suis resté quasi une heure trente. Elle me la dit, c’est le corona, on voit sur votre corps et dans vos points énergétiques que votre système immunitaire est en panne ! »
Avec application, l’ostéopathe a pris son temps, elle s’est occupée de lui, faisant son diagnostic avec prudence, par le toucher et par les mains. Pas besoin de PCR ou de test en tout genre, les savoirs, subitement bousculés dans la cohue, se sont transformés. « Pour vous dire, je claquais des dents, même après m’être déboîté la mâchoire avec ma pêche ! ». L’ostéopathe a fait le nécessaire et elle lui a remis en place les os du crâne, il s’est détendu, la déferlante de chaleur s’est soudain atténuée et il a retrouvé ses esprits. À sa façon, en somme, il a vécu mais surtout vaincu le coronavirus, ou plutôt une certaine forme de corona, d’une façon si singulière qu’on voit bien que pour certains la science n’explique pas tout. Par conséquent, ce jeune homme aura vraiment traversé ce moment de crise, tel qu’il est, une usine à émotions. Je ne saurais dire, à ce jour, si, après cette crise, il en sera sorti bel et bien différent.









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