« Et si on demandait des distinctions ? » La question
n’est pas claire du tout. L’homme qui me rapporte ce propos, par cette phrase,
d’un agent, représentant la force publique, s’efforce à ma demande d’en
préciser le contenu et le contexte. Par fatigue ou inattention, j’avais dû m’égarer.
J’avais perdu le fil du propos mais ça ne tenait pas qu’à mon état. Pour ma
part, faire des distinctions, notamment dans certains espaces de la vie publique,
veut dire trier ou séparer. Or, l’agent qui exhorte ainsi à des distinctions
circule et patrouille dans les gares et couloirs de métro. Aussi, la
distinction, en écoutant tout cela, en ce qui me concerne, c’était d’abord
l’action de reconnaître pour différent : autrement dit, l’établissement,
comme l’indique le petit Robert, d’une « démarcation, différenciation,
discrimination voir séparation. » Aux faites des recommandations à venir,
concernant la levée partielle de confinement et les soi-disantes mesures de
protection, je m’imaginais donc cet agent prêt à faire son tri, entre ceux, d’une
part, qui peuvent rentrer dans le métro, en l’occurrence jeunes et masqués et,
d’autre part, ceux qui resteront ainsi à ses portes ou en haut de ses escaliers
garnis de carrelages bien lessivés (comme à Madrid) car vieux et gros, et
surtout non masqués.
L’art, ou plutôt la technique de distinguer, c’est
bien sûr l’acte de faire des différences. En pleine suspension de l’État de
droit, par l’état d’urgence, ce genre de mesures est donc plus que privilégiée
: ce sont elles qui organisent tout ; l’attestation en est le plus bel
exemple comme les contraventions qui sont distribuées, comme des paires de
baffes, par l’appréciation discrétionnaire des policiers : c’est ainsi à leur
bon vouloir qu’ils distribuent ou pas des contraventions, sur des critères de loi
mais surtout sur leurs jugements personnels, faits « de bric et de broc ».
En fait, l’agent qui demandait des distinctions, avait
une toute autre idée en tête ; c’était bien plus personnel. Il attendait des
pouvoirs publics, et de ses supérieurs, la remise d’une décoration mais aussi d’une
prime qui s’y adjoint puisqu’il avait travaillé, dans une période et atmosphère
virale, en arpentant le RER et le métro, pendant le confinement. Dans ce cas là,
pour lui, la distinction signifiait une marque d’estime voire un honneur qui
récompense le mérite (Le petit Robert).
L’homme qui me rapporte tout cela s’était offusqué d’une telle demande pour
plusieurs raisons. Déjà l’agent en question était sur le terrain pendant que
d’autres, obligés de rester chez eux, étaient réservistes. La distinction
s’appliquerait non pas par courage au dévouement mais par décision autoritaire.
Ceux qui avait été contraints de rester chez eux pourraient donc protester.
Ensuite, dans quelle mesure, face à un virus qui peut s’attraper chez soi ou
chez le boulanger, peut-on considérer que s’exposer à la voie publique, même
dans son travail, suppose un acte de bravoure ou de mérite ? On voit là très
vite les limites de ce raisonnement.
Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa (11 mars 1799)
Antoine-Jean GROS, 1804, H. : 5,23 m. ; L. :
7,15 m.
Musée du Louvre, inventaire 5064
Musée du Louvre, inventaire 5064
La peinture, avec ses vertus de propagande, réécrit
l’histoire, au cœur d’une épidémie de peste bubonique. L’homme providentiel, le
chef, quasi le thaumaturge, s’autorise, de sa main gantée, à s’approcher des
abcès hautement contagieux. Son geste héroïque, courageux et compatissant,
illustre le caractère hautement légitime et noble de sa posture et renforce,
bien sûr, par sa quasi déification, son statut de chef et son pouvoir. Comme
l’écrit Jean, notre chef d’État, avec la mort à ses pieds, comme Bonaparte avec
les pestiférés tout autour de lui, ayant passé en revue les hôpitaux
militaires et les soignants au travail, lui-même masqué, «vient soutenir ses
troupes, à la hâte en passant, et pense déjà à l’après, au futur, à son grand
rêve d’une Europe retrouvée». C’est évidemment de la mise en scène–un pouvoir en
action de mérite et de gloire. Le chef s’expose pour mieux sauver son peuple,
en prétendant tout faire de sa personne, jusqu’à visiter des militaires, à
fermer ses frontières, comme d’autres États, pour parer à la menace qui vient
d’ailleurs, qui vient des autres alors qu’il y a peu, celui-ci se vantait de
sortir au théâtre parce qu’on ne devait pas sombrer dans la psychose face « à
la petite Gripette. » Bonaparte, en son temps, par ce geste, par son
toucher, dans le tableau de Gros, montre « qu’il est plein de compassion et
qu’il ne sacrifie pas impitoyablement les malades et que sa légitimité totale
dans ses aspirations de règne impérial. » Il est surtout, par ce toucher et les
analogies avec le Christ, renvoyé à ce moment rituel du miracle où le roi,
comme le chef, est « choisi dans une incarnation du droit divin. » Il
a ainsi ce pouvoir de guérir. Du reste, on ne pas peut dire que cette fonction
est attribuée ou attribuable à notre figure jupitérienne de président. Ce
dernier cherche juste, de façon à garder un peu de crédibilité, à troubler les
images dans un moment de crise et de grande récession économique. Toutefois, la
moralisation, en bas, fonctionne à grande vitesse et déjà on se courbe devant
les bons soignants, autrefois grévistes invisibles, sur qui la police avait pu
tapés, devant les travailleurs, livreurs, caissières, techniciens des hôpitaux,
manutentionnaires des profondeurs, armée de l’ombre encore gilet jaune, il y a
peu, passée à la couleur blanche de la pureté sacrificielle. Tout le monde y va
de son petit mot, de son enquête, et les journaux font la une de ces écrivains,
chercheurs de misérables pour mieux « s’encenser ». Alors que Gros,
par sa peinture construisait la légende de Napoléon, comme quoi il n’avait
sacrifié personne, à l’opposé des faits rapportés par la presse anglaise qui
stipulait qu’il avait bel et bien fait assassiner ses soldats malades, affectés
par la peste, il y a déjà, papillonnant dans les limbes du confinement, les
mauvais malades. Un jeu d’ombre et de lumière, époustouflant… !
Elle se souviendra longtemps de son passage aux
urgences, cette jeune femme à qui, pour sa santé mentale, en perdition, je
conseillais vivement de s’octroyer son heure de sortie. Elle m’a donc écouté
pour se changer les idées, et plutôt que de marcher–injonction tacite de cette
autorisation de sortie, elle a préféré, en acrobate des temps austères, river
ses pieds à sa planche de skateboard. En tant qu’adepte de la lame de bois thermocollée
et des roues en caoutchouc synthétique, elle a sauté, elle a vrillé, pied à
l’équerre, planche qui tourne, planche qui vole, le luxe de voltiger ainsi, à
quelques centimètres du sol, l’apesanteur ne se dépasse qu’en se dépassant.
Cependant, elle s’est dépassée de trop, et à la fin,
fatigue oblige, faux mouvement, réception mauvaise, et voilà qu’elle
dégringole, chute sans trop de conséquences, si ce n’est l’avant-bras, enflé,
douloureux et tuméfié. En voyant la gouttière qui enserrait son avant-bras, quelques
jours plus tard, j’ai cru sur le moment qu’elle s’était un peu lâchée, en
tapant dans un arbre, impulsive qu’elle est. Eh bien non, chute malheureuse
d’une jeune fille déjà en peine, depuis quelques mois, et au médecin des
urgences qui l’injurie presque, lui faisant comprendre qu’elle était une
mauvaise malade, car venue aux urgences pour un traumatisme en pleine crise du
covid, elle n’ose pas lui dire que sa chute n’a rien de répréhensible, et
encore moins quand on avait le moral en berne et que son médecin lui avait
prescrit quelques sorties. De la radio à la négligence : « vous n’avez rien
madame », renvoyée chez elle comme une malpropre, sans antalgiques, alors
qu’elle avait un hématome, face antérieure et face postérieure. Ainsi, elle a
fait les frais de son statut : la mauvaise malade qui fait suer son monde, qui
n’avait rien à faire ici – comportement considéré comme inapproprié voire non
citoyen alors qu’aux urgences, soyons clair, comme ailleurs, dans pas mal de
services hospitaliers, ils n’avaient plus rien à faire…. !
Triste affaire, la moralisation passe par là, comme
elle passe et elle passera par celui qui qu’on va invectiver, dehors, car il
n’aura pas son masque, comme on pointe du doigt ces méchants joggers, comme on
estime, pour les procureur de la république, comme à Chartres et ailleurs, que
celui qui n’a pas respecté, à trois reprises, le confinement, est un assassin
qui s’ignore, et on voudrait le coller en prison (sauf le juge, en question, dans
cette affaire, qui, au moins, arrête tout cela).
La moralisation de l’espace public, à tous les
niveaux, est une maladie galopante, plus vivace que la peste, pour laquelle il
n’existe, à ce jour, aucun remède ni masque. On voudrait que tout le monde
regarde dans le même sens, en ordre de marche, peuple aux abois, derrière une
vision commune, celle qui encense les soignants du Covid pendant qu’on laisse
croupir en rétention les étrangers, à l’image des vrais soldats pestiférés de
Jaffa, tués ou laissé pour mort, contrairement à la représentation qu’on a fait
d’eux. En effet, ces jours-ci, on laisse croupir dans les centres de rétention
les étrangers en instance d’expulsion alors que les frontières sont fermées. A Mayotte[2],
terre française, on enferme aussi chez eux comme on les verbalise, si ils
sortent, les plus pauvres des plus pauvres, clandestins eux aussi, mordus par la faim et le désoeuvrement.
Personne n’en parle, sauf Daniel Gros, quelle coïncidence de patronyme, entre ce
dernier et le peintre, sans qu’ils ne partagent la même philosophie : un
peintre près du pouvoir, et un citoyen qui témoigne plus certainement, dans le canal
de Mozambique, des défauts du pouvoir.
La cruauté n’a pas de visage alors que la souffrance,
le dévouement portent les traits de figure altière, général en action sur le tableau
de Gros, le peintre, ou alors cet évêque, dans ce tableau de la peste à
Marseille que Jean prend aussi comme support[3]
pour se demander à quel ordre moral on va bientôt, sous peu, être jugé. Plus on
cherche à contrôler, plus ce processus de qualification et de moralisation s’étend
à grande vitesse.
« La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie », écrivait Malraux mais toutes les vies ne se valent pas toutes, et on risque de passer au tamis de la qualification, disqualification, pas mal de monde. A l’heure où l’on approche d’une pseudo libération, on s’organise déjà, certaines entreprises, en avance sur leur temps, fixent le cap de la moralisation en leur sein, base pour orchestrer le travail et surtout pour s’épargner quelques déboires juridiques. Quand la gestion du risque, tu nous tiens, tu ne nous ne lâche pas ! Ainsi, ceux qui vont bientôt appartenir à la catégorie des sujets à risque, aux critères flottants, obèses, vieux, hypertendus et j’en passe, n’auront pas le droit de reprendre le travail. Le Covid possède un pouvoir de créer des catégories, avec des décisions qui s’y rattachent, d’une ampleur incroyable. Tous ceux-là, les dangereux en danger n’auront plus leur mot à dire ou leur libre arbitre : on va penser, agir pour vous, comme il est entendu qu’on ne va pas laisser à ces vieux vulnérables la possibilité de surcharger les réanimations : santé versus liberté ou santé et sécurité. Qu’ils restent chez eux, on décide pour eux. Un droit de vie, comme un droit de mort : on va vous limiter et on va surtout vous culpabiliser.
[1] (https://blogs.mediapart.fr/jean-noviel/blog/160420/les-pestiferes-de-jaffa-ou-la-fabrique-du-heros)
[2] https://blogs.mediapart.fr/daniel-gros/blog/190420/mayotte-ou-ailleurs-les-pauvres-sous-embargo
[3] https://blogs.mediapart.fr/jean-noviel/blog/180420/la-peste-marseille-ou-le-retour-lordre-vertueux-et-moral
Commentaires
Enregistrer un commentaire