Il est des gestes, quoique maladroits, à la grande portée. Le sens qu’on y prête nous engage dans quelques réflexions générales. Ainsi, du quotidien, suspendu, en équilibre, émerge comme une petite vérité, ou plutôt celle qu’on veut bien y lire. Et pas forcément cette grande Vérité, chantée par Victor Hugo mais un aperçu, une possibilité, l’espace pour croire à mieux ou à différent :
T’es-tu dit que l’homme, vaine ombre
Hélas ! Perd son humanité
À trop voir cette splendeur sombre
Qu’on appelle Vérité ?

Dans le salon, S. se prépare, sérieuse, une enveloppe à la main, une petite paire de ciseaux et un billet de dix euros, le tout posé devant elle sur un fauteuil. Voilà une heure qu’elle s’entraîne, à l’aide d’un tutoriel, capter sur le Net. Son tour de magie pour les débutants, artistes en herbe, a sa facilité comme son tour de passe-passe, pour épater son public. Comme tout enfant, férue de mise en scène, elle prend ses grands airs, entre malice et le sérieux du moment. Propos introductifs, avec leur solennité, au coeur d’une nuit de pleine lune. Pas un instant, l’hésitation ne transparaît, le billet est glissé dans l’enveloppe, l’enveloppe pliée d’une certaine manière. Comme tout magicien, elle présente tout cela à ses spectateurs. De la mise en scène, elle en maîtrise déjà les codes. Le ciseau dans une main, l’enveloppe pliée, quasi chiffonné dans l’autre, et l’instant fatidique arrive. Les lames du ciseau, sous ses doigts, s’activent, clac clac clac, l’enveloppe ne résiste pas, le papier cède mais déjà, les spectateurs que nous sommes, entrevoient la catastrophe. Ce qui devait être épargné est aussi, et sûrement, coupé : le billet n’a pas survécu, tranché net et le petit bout qui tombe avec la frange d’enveloppe, sectionnée, comme les traits de S., dégringolent, interloqué. Le tour de magie a viré au drame pour elle, à la comédie pour d’autres. « Ah mince, je me suis trompé dit-elle », désabusée. Un tour de magie, en plein confinement, et l’argent sacré, victime d’un dégât collatéral comme si, entre les mains d’une enfant, s’écrivait ce qui se dit, ce qui se lit : notre société, après cette crise, doit-elle reprendre la même et unique direction, avec le culte de l’argent et de la rentabilité, sur le rythme production consommation, dividendes et compagnie, profits et exploitation, à l’heure où certains vont payer cher, cette crise, et où d’autres, confinés, sans scrupule, continuent à faire fructifier Amazon, consomment tant et plus, à l’idée du « bon coût », déstockage et compagnie ? Les cartons, sur le trottoir, qui viennent des enseignes de décoration, ne trompent personne, ni E., ni A. médusés de voir leurs voisins continuer de vivre leur vie comme si de rien n’était.
Je crois qu’il faudra bien plus qu’une paire de ciseaux pour engager, au fond, de sérieux et de vrais changements mais c’est peut-être un bon début : d’ores et déjà on peut, juste un peu, désacraliser les papiers de banque aux effigie des illustres du passé ou des symboles qui, aujourd’hui, comme la Marianne, doivent dans leur silence, détourner le regard de tant de confusion et d’incohérences, de privation et de maltraitance, rendues possible par un virus, un tout petit virus… ! 

Au rythme où tout va, on pourrait rédiger, à chaque minute, la chronique des incohérences ou la chronique des aberrations. Comme me le disait une jeune femme, à tout autre sujet mais son expression se prête très volontiers à ce qui se joue : « il n’y a pas de raison de déraisonner. ». Il faudrait comme le disait un autre homme « savoir raison garder » mais, en ces temps viraux aux pouvoirs malfaisants, ce n’est pas gagné ! L’espace public vidé, les droits, comme celui de circuler, suspendus, la liberté remisée, et les forces de l’ordre, en grande pompe, s’amusent de leurs pouvoirs, l’activent et s’en régalent –force régaliennes et le zèle, piteux zèle, vient en leur main, comme la mauvaise herbe ou le chiendent, proliférer. Et bien sûr, il n’y a pas qu’eux, toute instance de pouvoir, en ces heures, en profite, et les décrets tombent en rafale, portés par les extrêmes : au moins, à ce rythme, on gagne une chose : certains se démasquent, les maires aux esprits fascistes arrachent les bancs de la voie publique, martyrisent encore plus les marginaux, révélant, en pleine désorganisation organisée, combien beaucoup polissent leur discours, remisent leur haine, caressent leur électorat, dans le sens du poil, au brossage qu’il faut, en temps de démocratie. Sitôt l’État (sanitaire) d’urgence décrété, ils lâchent leur masque, pas celui de papier, et, au grand jour, révèlent combien, en eux, la dictature, l’horreur, l’imbécillité, sommeillent. Il est bon, sûrement, de prendre conscience combien, en temps normal, ceux-là, abuseurs abusifs, sont un minimum tenus et contenus. L’ordre est là, de contenir les incohérents et les zélés, du moins de les limiter un peu, comme certains policiers, tabasseurs de gilets jaunes ou de sans-papiers. Dans un documentaire sur l’Afghanistan, un journaliste russe, ayant couvert le conflit des années 80, a cette tirade si juste : « Vous savez, en temps de guerre, les bons ne deviennent pas forcément des mauvais, ils peuvent même devenir plus bons, mais les mauvais, eux, deviennent encore plus mauvais, bien plus mauvais… ! »
Aujourd’hui, pour les policiers, nettement moins besoin de taper fort, et encore, tout est plus facile et facilité : la chronique démarre là, avec cette vieille dame, 70 ans qui s’en va, pour un besoin humain essentiel, visiter sa mère de 90 ans. Histoire rapporté par G. Sur son chemin, elle croise le loup gendarme qui, en rien, ne veut la croire, sur l’honneur. Sa mère, fragile, attendra pour vivre mais se précipitera, indignée, pour mourir. Sa fille est verbalisée : « puis-je quand même aller la voir et continuer ainsi mon chemin ? » Il en est hors de question, escortée chez elle, comme aux mauvaises heures de l’occupation, elle est une délinquante. Et pour couronner le tout, l’incohérence n’a plus de limite, il lui est discrètement indiqué que la nuit, les souris dansent : « profitez-en… !». D’autres, précautionneux, ont trouvé leur parade : au médecin, conciliant, de rédiger un certificat de visite et voilà comment l’autorité policière, à petits pas, se rapproche de notre vie et de notre corps. Il va falloir se justifier, donner les preuves de sa santé ou de sa maladie, pour circuler. L’État, oui, contrôle bien les corps jusque dans ses parcelles les plus intimes. Le pouvoir, en si peu de temps, s’est glissé dans l’intimité de nos relations d’aide et de subsistance. Et si c’était tout ! Affligé, E. me fait passer en urgence une vidéo, postée sur les réseaux sociaux. Des policiers, en nombre, derrière un fourgon, ricanent en cœur d’un pauvre homme, étranger, qu’ils ont repêché dans la Seine alors qu’il tentait de fuir leur contrôle. L’homme est terrorisé, gémissant de peur, pendant que les policiers s’amusent de cette détresse si bien que cette situation (Enquête en cours… !) rappelle les terribles heures d’octobre 1961 (triste histoire sur laquelle E. a travaillé, avec ses dessins percutants et déroutants) où les Algériens, militants pacifistes, furent massacrés par la police de Papon : tabassés à mort et jetés dans la Seine. L’histoire ne se répète jamais, dit-on, mais dans l’histoire, on puise l’eau limpide ou trouble qui fera notre plus grand miroir où contempler, s’il en est, nos vieilles images.

 Au milieu des incohérences, les illuminés, comme cet homme de 30 ans, me gratifient d’une vision du monde qui, en d’autres temps, serait qualifiée d’incohérente alors qu’elle chemine dans ce brouillard comme un éclat de vérité. Dans les yeux des autres, il se sait un peu fou mais il s’en moque. Il a l’impression soudaine, ces derniers jours, de s’être retrouvé, bien que ses parents, à sa théorie sur le monde, un peu fumeuse, voire analogique, n’y comprennent rien. Il aimerait tant les convaincre : «  j’ai l’impression de foncer dans les murs ou de plutôt  de tirer des balles dans les murs qui, à leur tour me les renvoient et je les prends dans la tête. » Telle est son expression du jour qui ne résume en rien son côté plutôt optimiste. Incohérence, quand tu nous tiens… ! Résumé en cascade de ce qui s’est passé et de ce qui se joue, en ce moment, dans la gestion de cette crise sanitaire. Toutefois, pour lui, il faut garder espoir : « Mon raisonnement a changé, mon ouverture d’esprit a changé, dit-il au milieu de ses propos assez obscurs. Il n’a qu’une ambition, sans cesse déçue, pour se sentir mieux : « que ses parents, enfin, le comprennent entièrement. Qu’en adhérant à sa vision du monde, ils le voient tel qu’il est, autrement dit, qu’ils adhèrent à tout ce qu’il pense. Une sorte d’absolu. Fusion de leurs pensées. « Je n’ai jamais été moi-même ». Espoir vain, ce qu’il pense n’est pas ce à quoi les autres se raccrochent pour vivre et ça le gêne : défaut, impossibilité ou incapacité, il a des airs de prophète qui n’a encore pas trouvé ses fidèles. Il a la conviction d’avoir changé. « Eux, dit-il, les plus vieux, mes parents, ont leur expérience. Elle va les tenir jusqu’à la fin de leur vie. Ils ne changeront plus. Ils n’ont pas vécu à la même époque que nous, me dit-il. On évolue. L’homme évolue.. » En l’écoutant, sans lui dire, je me dis oui, il a un tantinet raison, dans ses errements, mais jusqu’où, vraiment, l’homme peut encore évoluer. Lui y croit. Le prophète ! « Mes parents sont trop âgés, pas assez décoincés. Avec leur raisonnement, on avance pas. On recule même. » Ses parents auraient-il pu être politiciens ? Devant lui, qui batifole, il a sa vérité, avec sa pointe d’absolu ; à chaque signe, il donne un sens entier, total. Il s’est fait tout un système autour des chiffres : le 9 c’est l’homme, à l’image de Dieu, le 6, c’est la femme, les deux se complétant et il me parle du chiffre 666 qui serait  le diable, deux hommes pour une femme, et aussi pour donner du sens à tout cela, dans sa théorie fumeuse, il renverse, il retourne les chiffres, les étire par tout un jeu d’explications assez ésotériques : en soi, c’est sa théorie. Il n’est pas prophète en son pays mais au moins prophète en son esprit. Il croit encore à des progrès. Aussi, de ne pas être compris, ils se sent parfois abattu, fil discontinu de l’impression d’avoir pour les autres tout compris. Mégalomanie galopante au mille feux : il projette l’idée, en contrepoint du reste, que rien n’est jamais pareil, que tout peut encore changer. Lui au moins est obscur mais positif, c’est déjà ça à prendre. Comme il le dit, si l’ouverture d’esprit a changé, focale grand-champ, obturateur bien ouvert, tout est possible. La crise sanitaire, aujourd’hui, oblige à penser, bien au-delà de son territoire : à l’échelle du monde, oui la focale a peut-être changé et on va retenir que tout pourrait faire sens, si l’incohérence débouchait soudain sur la cohérence, des pays, des hommes, des idées, sans bien sûr être, néanmoins, trop adepte de belles prophéties… !   

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