7 avril

Il est une pratique, en ces temps obscurs, qui s’est développée, à grande vitesse, et pas des plus glorieuses : le rapt ou cette propension à prendre le bien d’autrui, et surtout le bien collectif, pour soi, à titre personnel, pour en profiter ou pour le faire fructifier. Je veux parler du vol de masques et de gants : un bien précieux que certains sont prêts, c’est le cas de le dire, à faire fructifier sur le marché noir, le plus sombre, le plus sale, le plus dégoûtant, le plus ragoûtant. De partout, on a entendu, au début de la pandémie, les informations sur la valeur attribuée à ces moyens de protection et leur devenir : ainsi, camionnettes braquées, voitures d’infirmi(er)ères forcées et vandalisées, et les stocks, dans les hôpitaux, devenus la proie de certains professionnels, sans scrupule, prêts à vendre leur âme au diable. J’insiste sur le diable, de suite vous allez voir pourquoi. Devant la soudaine disparition de 10 boîtes de masque, à l’EHPAD, dans une unité protégée, le docteur R. ne décolère pas.
Devant l’assemblée des soignants, de jour puis de nuit, elle lance son discours de révolte, en expliquant que c’est injustifié, ce vol est intolérable. Toutefois, connaissant le statut de certains, elle a néanmoins une petite idée. Elle a son idée  sur ce qui se passe, le vol est ici paradoxalement une forme de protection : « je veux pas savoir qui a fait quoi mais sachez que c’est inadmissible. Je sais que certains d’entre vous travaillent ailleurs, dans des services hospitaliers, et que là-bas vous n’avez pas les moyens de vous protéger. Je crois que si vous vous sentez en danger, dans ces services, il serait peut-être mieux d’arrêter d’y travailler, transitoirement. Car je vous le dis, si je ne peux plus intervenir ici, en toute sécurité, je ne viendrais plus. Vous vous débrouillerez ! » 
Sur un ton fort, mais posé, elle assène ses propos, cavalcade de mots justes et précis. Une aide-soignante, malienne, pour autant, ne se démonte pas et lui dit : « vous savez en Afrique, on dit que le chef de tribu ne doit pas voir le diable chez ses villageois… » « Ah oui, réponds le docteur R. Il ne faut pas voir le diable mais c’est lui qui a fait disparaître ses gants, du moins comment ne pas avoir le diable, dans cette situation, je vous demande. » La discussion s’emballe un peu et il en ressort d’un coup les craintes de chacun. Comme d’autres, il s’inquiètent pour eux, pour leur santé, celle de leurs proches. Plus ils écoutent les informations, et plus le virus de la psychose les empêche de dormir, les pétrifie sur place, chaque fois qu’ils prennent le chemin du travail pour se rendre à l’EPHAD. Aux dernières nouvelles, le virus pourrait être en suspension dans les airs. Tous, à cette information, se sont affolés, ils l’expliquent sans pour autant justifier le vol. Et le Docteur R.,  en bon commandant, tel le chef de  la tribu, ficèle un nouvel argumentaire pour les ramener à la raison. « vous savez quand on s’engage dans l’armée, on sait qu’un jour on peut mourir en opération. Et bien là, en choisissant la carrière de soignants, on sait qu’on peut aussi, dans certains cas de figures extrêmes, exposer sa propre santé. On doit être conscient de ce risque. Ici on essaye de le minimiser au maximum, avec tous les moyens à disposition, avec toute forme de protection dont les gants volés. Mais avant tout, je crois que vous devez être fiers de ce que vous faites, fiers d’aider ces femmes et ces hommes, au seuil de leur vie. Fiers d’être là pour eux. Ce que vous faites est d’une très grande valeur et on en parle pas assez dans les médias. On parle surtout du nombre de morts à l’EPHAD. »
Les esprits échauffés, tout d’un coup, se sont calmés. Tout le monde s’est calmé. L’argument a fait mouche. Celle qui parlait du diable, quelques minutes après, s’est apaisée, venant même s’excuser. Pas de diable ici mais du personnel dévoué, consciencieux, pour beaucoup venant des quartiers populaires. Il fallait les rendre fiers. C’était au moins ça de vrai et de bien ; le registre moral ainsi galvanisé. Il avait ainsi fallu trouver les mots justes : s’appuyer sur le courage, valeur fondamentale, pour désamorcer la mutinerie et parer au rapt. Ailleurs, dans d’autres EPHAD, non soutenus, apeurés, sans protection, les soignants ont pris la poudre d’escampette, et trop merdique, on passera sur les détails de leur désertion. Et on notera, qu’en région parisienne, la plupart des soignants, dans les établissements privés comme publics, viennent des quartiers populaires, originaires pour beaucoup, du Maghreb ou d’Afrique noire. Certains chercheurs, notamment aux États-Unis, parlent pour situer les rapports dits raciaux de la color Line : cette ligne de couleur qui sépare les gens. En ce moment, on voit combien, auprès des vieux, rapporte le docteur R., que parmi les plus dévoués, beaucoup sont descendants d’anciens colonisés. Histoire du passé, traversant l’histoire du présent, mais ça, personne, personne n’en parle. La France a du sûrement l’oublier ou le dénier.

 10 avril

Une revue des années 20, compulsée à la va vite, lecture en diagonale et cette phrase de G. Ribemont–Dessaignes, écrivain poète, précurseur du dadaïsme, qui me saute à la figure : « Chaque jour la terre diminue et se rétrécit, et se transforme un peu plus en une cage où chante des serins. Ce n’est point d’elle que vient ce mauvais artifice, pauvre indifférente mais de nous. » (p.39. Les feuilles libres. Numéro 37)
 Et ce qui me fait sourire, en lisant tout ça, c’est pas ce qui se passe en ce moment, mais bien ce qui nous attend, pour bientôt. Le commentaire qu’associe E. à l’article qu’il m’envoie sur la situation en Chine, le résume à sa manière : « après les gestes barrière, les gestes barricades ». La répression, avec les mesures prises pour contrôler la circulation de la population, n’a pas fini de sévir, comme au bon vieux temps. Elle a gagné, avec les problèmes sanitaires ou la santé, ses lettres de noblesse. Il est bien normal de taper sur ces possibles assassins, propagateurs de virus. On est certes pas encore au niveau de la Chine. Toutefois, ces derniers jours, avec l’exacerbation du racisme anti chinois, et surtout anti asiatique, il est peu probable qu’on ne les plaigne : déni même, total et absolu, de ce qui leur arrive, ils furent quand même les premiers touchés, morts pour beaucoup dans des conditions horribles, réprimés par-dessus cela, mais beaucoup s’en fichent : les chinois seront tenus dans les bas-fonds des esprits pour responsables. 
 Tout cela sent le roussi, pour autant, heureusement, certains se préservent, se tiennent à distance de ce marasme et c’est plutôt touchant. Le salut de tous viendra sûrement de cette jeunesse, loin d’être naïve mais qui adopte, à son corps défendant, de bons moyens de défense : leur immunité est parfois éclairante. 

Un message sur Instagram, en privé, bourré d’insultes. La jeune fille n’en revient toujours pas. Une nouvelle fois, elle s’est faite avoir ; l’ancien admirateur, correspondant étranger, a réussi à déjouer ses mesures de protection et de mise à distance : il en a profité, il s’est lâché, lui assénant une ribambelle d’insanités et ce qui la hante, depuis quelques jours, c’est ce mauvais présage, lâché par le détraqué, déclamant dans son post : sa relation sentimentale actuelle va bientôt capoter : « vous imaginez, dit-elle, il a laissé entendre qu’on allait se séparer. Vu ma tendance à me dévaloriser, mon manque de confiance en moi, je tourne évidemment tout cela en rond et ça ne s’arrête pas ! »
Le grand changement, produit par les réseaux sociaux, c’est déjà qu’à toute heure, du jour et de la nuit, par ces messages impromptus, postés en privé, vous avez acquis un curieux pouvoir  : il vous est ainsi possible de vous infiltrer dans la tête des autres. On peut ainsi savoir, comme jamais, ce que les autres, (certains) pensent de vous, à l’instant t, comme si, bien que la comparaison soit un peu hâtive, mais quand même, vous pouviez lire dans leurs pensées. La jeune fille, à cette idée, acquiesce mais elle ne comprend toujours pas pourquoi ça la hante autant, toute la journée.
-       - Comment va votre couple en ce moment avec le confinement ?
-       - Bien, très bien
-       - Avez-vous des craintes quant à son devenir ? La jeune fille approche de la majorité et va bientôt passer son bac.
-       - Aucune


Pour lors, elle n’a aucune crainte sur le devenir de son couple, ce qui est pour le moins stupéfiant. Le confinement et les mesures qui nous attendent pèsent évidemment sur les couples : ceux qui se retrouvent l’un sur l’autre, sans y avoir été préparés, risquent gros : on raconte qu’en Chine, le nombre de divorces, en zone de confinement, a explosé. Je dis bien on raconte. Les autres, ceux qui se retrouvent séparés, comme ce couple de jeunes gens, expérimentent la distance, et comme en convient cette jeune fille, la distance corporelle n’est pas sans risque, bien que les moyens technologiques actuels garantissent un contact (numérisé) constant et des échanges, d’un certain genre, ce qui, pour elle, est à la base de la vitalité et de la pérennité de son couple. Pendant quelques jours, en se focalisant sur les insultes de cet ancien admirateur, à se les tourner en boucle, elle a tout juste dénié les impacts de la situation, celle que nous vivons tous, en pleine pandémie. Depuis le début du confinement, elle n’a pas mis un pied dehors : « je me tiens en recul par rapport à tout ça, me dit elle » m’exhortant plus ou moins, au passage, à lui trouver une solution pour ses ruminations concernant ses insultes. « Ah bien, lui dis-je, j’ai la solution. Au vu de ce que vous me raconter, elle est toute trouvée: aller faire un tour au supermarché du coin, vous allez vite comprendre » sous-entendu, avec le défilé des êtres masqués, l’attente en file indienne sur le parking, derrière les caddies, la dérobade corporelle des gens qui vous croisent, prêts à se plaquer contre le rayon des conserves pour ainsi vous éviter, ça risque de lui faire un choc. Très vite, elle va changer de registre d’inquiétudes et ses ruminations vont vite s’envoler. Soudain, alors qu’elle vante les mérites de sa prise de recul, elle risque de prendre conscience du marasme. Je crois qu’à choisir, dans son cas, il est peut-être préférable de s’accrocher à ses pensées inquiètes sur les insultes numériques qu’elle a reçues. Elle ne risque pas grand-chose. C’est ainsi comme un mode de défense, très protecteur. À son corps et surtout à son esprit défendant, à la différence d’une grande partie de la population, elle n’y succombe pas : à cette psychose et à cette terreur ambiante. Au moins, c’est ce que je lui dis, elle se protège et c’est tant mieux. Belle leçon d’esprit, sûrement, mais jusqu’à quand… !   

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