25 mars 2020

Je ne fais que me repasser en boucle cette idée, suggérée par un homme vu la veille par vidéo conférence, selon laquelle le coronavirus ne serait qu’un virus capitaliste qui tue les vieux, préserve les jeunes et expose les pauvres. Cynique la remarque a de quoi faire gamberger, quoique décalée. Elle rejoint, néanmoins, sur un autre plan, celle d’un autre jeune homme, quelques semaines auparavant et que je renvoie aussi la veille : Il s’était, un instant, à l’époque, tortillé les cheveux, en signe d’embarras, avait lâché un grand sourire, un peu nerveux puis il m’avait balancé sa remarque : « s’il y a quelque chose qu’on doit se dire concernant le réchauffement climatique et la catastrophe écologique que nous vivons, c’est que le monde est surpeuplé. » « Peut-être qu’une bonne infection soulagerait la planète» avait-il lâché, gêné. Entre les lignes, il l’avait dit, il fallait pour lui attendre une hécatombe. Bien évidemment il était conscient du côté terrifiant de sa remarque ; c’était moins par conviction que par cynisme qu’il s’était laissé aller, lui aussi, à ce type de raisonnement. Je voyais bien ce qu’il voulait dire. Comme lui je me disais quelque part qu’il fallait rééquilibrer les choses, en terme de vie planétaire, d’écologie, de mode de vie mais de quelle manière, avec des États, tous aussi sourds les uns que les autres, sur certaines urgences. Et bien, hier, quand je l’ai revu, en pleine crise sanitaire, je n’ai pu que lui faire remarquer que je ressassais, depuis quelques jours, notre discussion : sa vision était pour le moins prophétique. On y est. Un virus, à l’échelle de la planète, fait des ravages, et il le fait autant sur nos modes de pensée que sur la vie elle-même, contrairement à ce qu’on nous laisse penser.
Le jeune homme en question, cette fois, sourit, encore plus largement à l’évocation de tout cela : « oui, c’était un peu prévisible…. !». La pandémie de coronavirus peut-elle nous faire prendre conscience des vrais urgences, comme le répète ce jeune homme, quand on voit que les dauphins retrouvent certaines rades, qu’ils avaient abandonnées depuis si longtemps, qu’on voit des eaux troubles, redevenir limpide pendant que l’Humanité, une grande partie–2,6 milliards, a ralenti, s’est terrée chez elle : l’hibernation chez l’homme, en plein printemps, accouchera, peut-être, de quelque chose de très bon.
Dans la forêt derrière chez nous, encore atteignable dans les limites qui nous sont imposées, le silence lointain est rondement vertueux. Les jacasseries des oiseaux, de retour, haut perchés, jamais entendus ainsi ont de quoi raviver la flamme d’un espoir. Certainement, ne soyons pas naïf, ce n’est qu’une accalmie mais c’est si bon…. ! Le documentaire, notre planète, conseillé par le jeune homme plus haut, adepte d’écologie participative, est renversant de beauté, avec ses images animalières, grandioses, de si près, jamais pour certains animaux obtenues jusque-là – les drones ont du bon mais le documentaire est traversé, et surtout truffé, à chaque minute, d’indices comme quoi il y a urgence. Le glacier, géant, du Groenland, qui sous l’effet du réchauffement, avance toujours plus, se fracassant, en millions de tonnes de glace, n’est pas sans pouvoir de conviction. 
C’est donc par le haut de la beauté terrestre que le malheur prépare ses lames, les affûte. L’ours blanc, fatigué, qui avance dans un brouillard de neige, pèse le poids d’une détresse, il n’est que l’ombre noire, traçante, pétrifiée, de ce qui pourrait nous attendre. « Dix ans de retard, oui nous avons, dit le jeune homme en question, dix ans de retard en terme de prise de conscience voire plus » « il y a eu Greenpeace, il y a eu des écologistes, il y a désormais les collapsollogues : En effet, aujourd’hui, l’écologie, après avoir été dans les marges, se centralise : on écoute ceux qui portent ce genre de discours mais n’est-ce pas déjà trop tard. Pour les collapsologues, ce qu’ils disent sera peut-être pris au sérieux, là aussi, pense ce jeune homme, quand il sera déjà trop tard. Espérons que le confinement ouvre les portes de quelques consciences de plus : tout cela est fait, peut-être, pour que l’humanité, sous les coups des gouvernements devenus totalitaires, s’autorisent à penser ce qui se passe : espérons… !

Une chose est sûre : le temps n’est pas à la réflexion. Les peurs ravivent les fausses idées, les hommes, pour certains de nouveau, régressent se jetant sur le papier toilette et finissent par trouver quelques comportements ignobles, afin de soi-disant se protéger eux-mêmes. C’est ainsi qu’on me raconte que l’hôpital de Thonon, à Paris, pour préserver les infirmières de trop longs déplacements, du fait des conditions pénibles de travail avec l’épidémie, avait mis à leur disposition des appartements dans des copropriétés, à proximité de leur lieu de travail. Par la plus grande des bassesses, par ce qui se fait de plus ignoble et de plus cynique, certains habitants de cette copropriété ont fait des pieds et des mains pour les chasser  comme on chassait au Moyen Âge, les impies ou les sorcières, jugées malsains et dangereux. L’homme jamais ne changera, toute catastrophe réactive les mêmes comportements. Dans le même sens, les soignants des EHPAD, qui rentrent dans leur quartier populaire, rasent les murs, le soir. Pour beaucoup ils se sentent menacés par tous ceux qui les considèrent comme potentiellement contagieux. En quelques jours, par tout ce foin politique et médiatique autour de l’infection, on a ainsi, à une vitesse folle, reconstruit toutes les bases des rapports humains, et même les soi-disant plus censés (ceux qui pensent… !) y vont de leurs petits mots d’aggravation des choses : C’est ainsi qu’une philosophe mettait en exergue, dans un entretien pour un quotidien national, qu’il fallait qu’on prenne vraiment conscience, au vu de la situation, de notre vulnérabilité face au vivant, oui certes mais surtout, ajoutait- elle qu’ on devait aussi se préparer et assumer, en âme et conscience, que nous étions devenus une menace pour les autres, notamment pour les plus fragiles. En nous, désormais, par cette infection, nous aurions un potentiel de dangerosité. Je crois sincèrement qu’elle a trop lu et trop disserté sur le sida. Son propos n’est qu’une forme d’atteinte à l’intégrité des hommes, en les sur-culpabilisant, surtout pour un virus de cette nature-là. Comme si, déjà, par le passé nous n’avions jamais été porteurs de germes ou de virus, dangereux pour les autres. Belle apologie, en creux, de l’aseptisation des rapports. Déjà que par certains côtés, ce n’était pas toujours glorieux avec le numérique, alors là, avec ce genre de manifeste, on va finir par se déplacer dans des combinaisons de cosmonaute… !

Les plus déboussolés n’y comprennent plus rien mais conservent, en eux, un certain sens pratique. La mère de C. qui pour le dire simplement perd la boule « elle déclavette sans cesse » ne se rappelant de rien à court terme–mémoire dans les chaussettes, dans ses particularités ainsi lésées, n’a pas compris pourquoi son fils la saluait de loin, du fond du jardin, et lui transmettait à elle et à son mari, par la fenêtre, quelques masques et les consignes qui vont avec. Vraiment elle ne comprenait pas pourquoi elle ne pouvait pas embrasser son fils : « mais tu es encore mon fils » lui dit-elle « mais maman, si j’ai le virus, si je suis infecté, je peux te le transmettre » lui expliqua-t-il. Mais quel virus, mais quel histoire ? De quoi n’allons-nous pas mourir ? C’est là le souci de soi que les plus altérés ont perdu. La raison ne se retrouverait-elle pas dans la parole de déraisonnés ? Je crois que c’est encore possible. J’écrivais à L. que le monde était devenu fou. Elle me répondit qu’il ne faisait peut-être que montrer son vrai visage. Je crois bien qu’elle a raison, tout s’accélère, à une vitesse folle. On nous enferme et on nous assène de discours complètement délirants, de culpabilité outrancière au point de faire de notre corps la bombe à retardement d’une catastrophe pour les autres. 

Heureusement, dans tout cela, il y en a qui s’y retrouvent. La belle-mère d’un patient, ces derniers mois, se terrait chez elle, elle ne sortait plus, tenait des discours pessimistes. Aujourd’hui, avec cette menace qui s’infiltre à la vitesse d’un échange numérique, coup de tonnerre dans un ciel noir, elle ressort, se balade, deux fois par jour (alors que c’est limité à une seule sortie ) et même, irradiant de joie et de bonheur, elle alpague les passant pour leur parler. Comme quoi…. ! Elle aussi, déclaveté, trouve le chemin de la rédemption et par sa douce folie d’antan, nous le montre : on ne va pas quand même pas tout aseptisé. 

27 mars 2020
Un gros ballon bleu, aux parois fines, gonflé au souffle, voltige dans le jardin. À sa surface, écrit en blanc, un joyeux anniversaire, répété une bonne dizaine de fois. Il voltige, sous les coups d’un petit vent passager. De la fenêtre, ou plutôt de l’ensemble des fenêtres de la maison, je l’observe effectuer sa danse, tout autour, à la chorégraphie improbable, tenu à peine par les barrières du jardin et les murs de la maison. Ses déplacements, itératifs, désordonnés, dont il est mathématiquement impossible de définir l’évolution, impossible, me font penser à l’incertitude globale qui règne en ce moment : c’est en effet le cas, on baigne dans une belle mer salée d’incertitudes où, à chaque mouvement de surface, on ne sait pas quelles seront les conséquences à venir, notamment de ses ressauts de vagues, tantôt douces, tantôt fracassantes. Et c’est plus l’incertitude des décisions politiques qui inquiètent. Les hommes ont peur, beaucoup se camouflent derrière des masques ou des gants de fortunes, en allant faire leurs courses comme s’ils découvraient, pour la première fois, la fragilité de l’existence. Se protéger est-il un bon réflexe, induit par certaines peurs qui viennent des autres ?
Peut-on se protéger de tout et à quel prix ? La recherche de sécurité est à cet égard une bonne manière de mesurer combien on est prêt, pour satisfaire ce principe, à se priver, à s’enfermer, à se ratatiner au fond d’un terrier. Je suis sûrement idéaliste ou inconscient mais doit-on vivre, en se disant sans cesse qu’il faut tenir à distance cette idée qu’on est vulnérable et mortel. Peut-être on l’a oublié ou dénié, à large échelle, avec les progrès de la médecine et d’autres progrès, cette vérité, fondamentale, essentielle qui fait qu’on devrait se dire que chaque jour n’est pas forcément le dernier, comme le suggéraient des philosophes antiques mais que chaque jour doit être, à bien des égards, un accomplissement. Accomplissement d’avoir aimé, d’avoir aidé, d’avoir écrit, d’avoir produit, d’avoir pensé, au sens d’avoir le lendemain, au lever, ce sentiment que nous avons laissé derrière nous, la veille, quelque chose dont on peut être satisfait et qu’on retrouve, sous nos yeux ou dans notre tête comme une trace, un signe de notre existence, investi pleinement. (Hier j’ai laissé derrière moi quelques aquarelles abstraites, l’excitation au petit matin tient à ce plaisir de les retrouver, pêle-mêle sur une table, là où je les avais laissées sécher, en pleine nuit, sous une lumière de lune froide)

Au rythme où vont les choses, on peut se laisser aller à quelques distorsions. Le terme dystopiques, utilisé de plus en plus souvent pour caractériser des créations romanesque ou cinématographiques qui poussent la réalité dans ses pires déformations, est complètement d’actualité si l’on force, s’il en est, quelques raisonnements, en train de naître et quelques règles, dont on nous applique déjà le principe. Avec une telle contagiosité de l’infection, on peut de base supposer qu’elle ne va pas disparaître, du jour au lendemain. La propagation, en dépit du confinement, n’est sûrement qu’à ses débuts. À ce niveau, on est pas encore dans la dystopie. Tout cela reste tangible, et fortement, au vu de l’expansion mondiale. Ce qu’il est moins, mais toujours possible, et qui fait dire que ce ne serait pas de la science-fiction, c’est que la société s’organise autour de ceux qui en sont porteurs, malades ou sains, ceux qui en sont indemnes et ceux qui en sont immunisés. Le délire totalitaire, reposant sur cet état, consisterait à savoir au temps T quel est notre statut. Il s’agirait alors de faire des tests de dépistage. Jusque-là tout va bien, même si déjà en Chine, on géolocalise les gens et on leur interdit de circuler si on a repéré qu’ils étaient passés dans une zone à haute contamination – Aussi, pour endiguer toute propagation, ou pour parer  au risque d’être dangereux pour les autres, l’exigence de l’État serait clair : connaître, à l’instant T, notre statut viral. Le délire commence à prendre forme : premièrement, on pourrait exiger que chacun possède sur lui un document de moins de trois jours, si on est sain et non immunisé, ou sain et immunisé qu’il s’agirait de présenter soit à des forces de l’ordre, soit à des agents de sécurité, gérant certains contrôles de filtration, de façon à nous faire entrer ou pas dans certains lieux collectifs. Notre téléphone pourrait, de même, servir, le cas échéant, à présenter notre statut biologique. Ce serait ainsi notre identité biologique qui conditionnerait nos déplacements voir notre confinement. Il y aurait ainsi toute une cartographie de l’espace, gérée par la police, dans une forme avancée voire très avancée de bio pouvoir. La police contrôlerait notre possibilité de circulation, à l’aune de ce statut biologique. Dans l’espace public, nous serions des corps nus ou plutôt cette vie nue dont parle si bien Giorgio Agamben, à savoir que seul notre état biologique, dans la société, ne pourrait compter, à défaut de tout le reste–nos droits, notre vie sociale, notre vie de relations. Une dystopie, à portée de main, sous peu, que l’on pourrait généraliser aux passagers des frontières : mêmes obligations, en somme à l’échelle internationale. 

Elle ne sait pas trop pourquoi elle a eu cette vocation de s’occuper des enfants. Elle réfléchit, un instant puis tout d’un coup, tout lui revient. Ses grands-parents, qui avaient connu les deux guerres, toute leur vie, s’était engagés auprès de la Croix-Rouge. Un investissement sans bornes, soutenu, continu, de longues années durant comme un lointain écho, assourdi, dont on devine pas les sons mais qui exprime un rapport douloureux à la guerre et à ces conditions, aussi oscillant, battant même le tambour de la réparation comme celui de l’engagement. Elle ne sait pas très bien ce qu’ils ont connu, si ce n’est leur exode, de la zone occupée à la zone libre, fuyant la présence allemande. Ce fut si fort et si douloureux pour ses grands-parents et pour sa tante, devenue pour elle une mère de substitution qu’à la maison, des années plus tard, il était formellement interdit de parler de l’Allemagne. Il lui a même été sévèrement reproché de vouloir apprendre au collège la langue de Goethe. Elle a vite compris, et elle a laissé tomber. La guerre a laissé ses traces : les femmes et les hommes, ayant connu au moins l’occupation, enfants, ces derniers jours ont accéléré leur manière de faire des stocks et des provisions comme si un réflexe archaïque venait d’être réveillé et stimulé. Quant à elle, elle s’est dévouée, par respect pour ses grands-parents, en référence à leur altruisme, à s’occuper des enfants cabossés par le handicap. Je me demande quelle trace laissera donc cette pandémie, ce confinement, dans l’esprit de la jeunesse actuelle. Si l’on considère que le confinement n’est que le seul moyen aux états pour pallier à leur défaillance, en terme de gestion des besoins sanitaires, on peut espérer que les sociétés mettront au premier plan, au centre de leur fonctionnement, autre chose que la consommation, les finances, le profit, le tourisme de masse et j’en passe : le covid 19 provoquera-t-il une révolution de fond ? On peut en douter mais qui sait. Les « survivants », comme certains se nomment déjà, devront aborder le monde et surtout la planète et ses hommes, bien autrement. Je dis survivants sur un ton un peu ironique car déjà certains ayant surmonté la maladie, utilisent déjà ce terme pour fixer leur état d’exception, dans cette tourmente. Que seront les autres ? On se le demande.

28 mars 2020

Observer la manière dont est géré l’ouverture de la porte de la boulangerie est en soi une belle comédie du quotidien, en ces jours de confinement. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres lieux, encore ouverts, comme les banques ou le boucher, personne n’a pensé dans cette boulangerie à bloquer la porte, avec une brique ou une grosse pierre, de façon à ce qu’elle demeure en permanence ouverte. Personne. Ou peut-être que frileuses, devant ce petit vent du nord qui vient de faire son retour, les boulangers ont opté pour une absence de changement. Il faut donc, dans tous les cas, pour celui qui veut s’offrir sa baguette croustillante ou sa tarte abricots pistaches, ouvrir la porte. C’est là qu’un bal démarre, jeu de mains, jeu de pieds, jeu de coudes, extraordinaire. L’un hésite à toucher la large barre de bois qu’il suffit habituellement de pousser, la main à plat : une petite barre vissée la verticale avec deux cache à chaque extrémité. Il opte alors pour la vitre sur laquelle il pose sa main à plat, espérant à la fois que le verre n’a pas été effleuré ou touché à cet endroit–peu de chance–et que le virus, bien que résistant, se dissout sur les plaques de verre transparente.
Certains y vont avec le coude pour pousser ou le petit doigt pour tirer, notamment en sortant. La sortie est parfois une belle promesse de contorsions entre celui qui sort, retenant la porte, d’un doigts et celui qui entre, qui lui aussi cherche à pousser ou repousser la porte mais qui, copieusement, en se faufilant de profil, évite celui qui sort. Et c’est sans compter sur ceux qui oublient, à leur sortie que la porte se pousse dans un sens de l’épaule par exemple, mais se tire dans l’autre, à leur grand désespoir. Puis il y a ceux qui, voyant la porte encore ouverte, se faufilent, comme la petite dame qui me suit. Vieille dame, de celle à qui l’on limiterait volontiers les sorties, sujet à risque. On dirait qu’elle s’en moque comme bien d’autres vieux qui, à son égal, arpentent les rues, à la recherche de quelques contacts sociaux. Tout ça est bien plus vital pour eux. La veille, à la banque, dans le sas confiné des machines à  retrait, une dame de 70 ans prenait son temps et n’a pas pu s’empêcher de me soutirer quelques mots : ça devait être, en temps de confinement, sa seule bouffée d’air. Enfin, faut-il le croire.…
La vie quotidienne est devenu un champ d’exploration très circonstancié facilement descriptif : il se passe tellement peu de choses : le croustillant est rare comme le pain ou presque, qu’on ne s’arrache pas. En effet, sur le trottoir, les uns derrières les autres, à 3 m de distance, on attend. Comme des couillons, on attend dans le vif d’un vent qui pose sur nos joues des baisers piquants. 

29 mars 2020
Pas de tri en France, il n’y aura aucun tri, s’est exclamé, il y a quelques jours, un ministre… Une semaine plus tard, foutaise. Dans l’EHPAD de M., un homme, fièvreux, en quelques heures, se met à « désaturer ». Dans le langage médical, cela veut dire que l’homme oxygène de plus en plus mal son organisme. Grosso modo il est en souffrance. A ce rythme-là, en quelques heures, il va être en détresse respiratoire. Son organisme peut littéralement flancher. Les mesures requises ont été actées: oxygène à haute dose et quelques traitements de confort. Malgré ça, son état s’aggrave. À ce niveau-là, seule une intervention du SAMU permettrait de l’aider, au mieux : possibilité d’une ventilation assistée, et d’autres techniques, plus ou moins invasives. L’infirmière, au chevet du malade appelle M., médecin gériatre. Cette dernière, prenant la mesure de l’urgence, n’ayant aucune directive anticipée de cet homme et de sa famille, doit s’en remettre au service du SAMU. Aucune négociation possible, le médecin du SAMU est fixé sur sa position : il ne se déplaceront plus : c’est fini. Ils sont débordés, épuisés, et il n’y a plus de lits de réanimation disponible. Ils ne feront plus rien pour les EHPAD. Que les gériatres se débrouillent, un point c’est tout s’écrie-t-il, dépassé. Il n’argumente même pas. Sa seule défense est de se jeter, à cor et à cri dans son discours, contre les pouvoirs publics : « criez haut et fort », exhorte-t-il, « il n’y a plus que ça à faire. Les politiciens nous mentent, il nous mentent quand ils disent qu’il y aura bientôt des tests pour tout le monde, c’est faux. On est dans la merde » dit-il, encore une fois. Rien à faire, pour l’heure, il ne démordra pas de sa position. Le tri commence par là. Les vieux, un peu ou très vieux, vont être les premiers sacrifiés. Il va falloir sortir la trousse à soins palliatifs si tant est qu’elle soit présente : hypnovel, scopolamine en sous-cutanée, une lichée de morphine, l’ensemble saupoudré d’oxygène. Merci l’Etat… ! Dans ces marges, se révèle ainsi une triste vérité : il n’y a pas les moyens adéquats pour tous alors qu’il faudrait des équipes d’urgence, spécialement dédié aux EHPAD. On a eu beau le signaler à l’ordre des médecins, personne n’a répondu, n’a bougé, aucune réponse, rien même si dans d’autres départements, localement, on se débrouille mieux.

D’un côté, ça s’enlise jusqu’au haut du bassin, remous de sable mouvant pendant que d’autres rédigent, planqués comme jamais, cachés, des directives sur la gestion voire sur la régulation même de la vie à la maison. A ce titre, j’ai vu passer une plaquette de « bons comportements à la maison pour gérer les enfants ». Il faut continuer à réguler : les services publics sont en pleine dérive. Et ils ne trouvent rien de mieux que de fixer la manière de se comporter chez soi. Un pas de plus vers les régulation de l’intime. C’est d’autant plus risible, trivial que ceux que j’ai pu écouter, ces dernier jours, savent très bien s’organiser alors qu’ils étaient encore, il y a peu, les plus inadaptés du système. Sauf, bien sûr, à quelques exceptions près comme cette jeune fille, qui n’arrive pas à aller sur les forums mis en place, se trouvant débordée par des mails des profs, malgré leurs efforts, plein de contradictions, a envoyé balader sa scolarité. « Je suis, dit-elle, déjà en vacances. » Les réseaux sociaux l’aident à vivre le confinement : les romances, en dépit des restrictions, perdurent et c’est pour le mieux. 

30 mars 2020

Le confinement fatigue. Même sans activité intensive, on se sent épuisé. S, derrière les vitres léchées par le soleil, passe une bonne partie de l’après-midi à dormir. Le confinement pèse sur les corps et sur les esprits qui se vident de leur élan et de leur substance. Surtout les inquiétudes relatives à cet enfermement, jouent à plein régime sur nos profondeurs. On éprouve, en nous, ce qui fait les poussières de cette catastrophe, qui circulent dans l’air, nous traversent, se prennent au piège en nous. On vit, submergé par ce flot d’inertie étrange. Le silence de la rue, devant chez nous, offre un aperçu lointain de ce qui se passe de partout. On sommeille dans l’incertain, pesant et nuisible, comme du poil à gratter qui nous passerait dans le dos, jeté là,  par un petit farceur, qui aurait tiré sur notre maillot de corps. 

1er avril

Après le délit de solidarité, forme soupçonné du cynisme contemporain, appliqué à ceux qui aidaient des sans-papiers, leur offrant toit et couvert, quand ils redescendaient de la montagne, après une traversée des cols, hautement dangereuse, il y a, en ces temps de crise sanitaire, le défi de solidarité. Je dis bien le défi et pas le déni.
Concernant déjà la solidarité, nombreux chez eux se sentent impuissant, qui ce pompiers, en arrêt, bientôt à la retraite. Il suit sur WhatsApp les tribulations de ses collègues pompiers, entre dépassement et inactions, au chômage concernant les AVP (accident de la voie publique), et sur-sollicités par les cas de fièvre en début de confinement. Qui, cette jeune femme, étudiante qui se confronte chez elle à la désorganisation de l’université, avec des professeurs démissionnaires qui ne proposent rien et d’autres, à la pointe de la technologie, qui savent dispenser leur cours, sous des formes adaptées à la jeunesse contemporaine : vidéo, forum et autres ; on voit là les disparités.
Avec sa famille, cette jeune fille fait le constat, ces derniers soirs, qu’ils sont impuissants. Leur élan de solidarité ne trouve aucune prise. Il n’y a rien à faire, rien. Ils ont beau se démener, difficile de se rendre vraiment utile, si on est soignant même si on ne l’est pas. Il y a des endroits sous dotés, du personnel hospitalier épuisé et ailleurs, c’est le trop-plein. Elle me fait remarquer qu’une amie de ses parents, infirmière, a proposé ses services comme d’autres : ils se sont retrouvés à six dans une unité et en fin de journée, se marchant dessus, quatre ont été renvoyé chez eux. Alors en agitant tout ce qu’ils peuvent pour aider, cette famille se rend à l’évidence qu’ils ne peuvent aider qu’en donnant de l’argent, un petit don, un peu, mais où et à qui ? Nouvelle complexité. 

Je crois qu’ils sont loin d’être les seuls dans la même situation, enfermés, impuissants, observer une situation critique sans rien pouvoir faire. Le matraquage politique sur l’état de guerre n’a fait qu’aviver certaines peurs, mais aussi certaines solidarités, sans trouver d’ancrage. Mais là n’est pas le comble du comble. C’est encore plus cynique, à l’image des régulation de notre temps, en ces temps obscurs. Pour des élèves en kinésithérapie, dont le stage a été suspendu dans le cas du confinement, on leur aura fixé, clairement, une nouvelle forme d’obligation : être solidaire. Je dis fixé, on peut dire exhorté et imposé. Aussi, alors que c’est compliqué de trouver à se rendre utile, et donc de trouver un moyen de se rendre solidaire, s’ils ne le font pas, ils ne seront pas validés de leur stage : c’est le défi même de solidarité. 
La sœur de la jeune fille, évoquée plus haut, s’est trouvée face à cette injonction farfelue, désadaptée, incompréhensible : elle devait trouver un lieu de solidarité pour valider son stage. À la solidarité, ça se choisit d’abord et en aucune façon on peut la mettre en balance vis-à-vis d’une validation d’un stage dont la suspension dépend d’une décision d’État. Nouvelle fois, on marche sur la tête. La sœur, pressée par cette injonction, a donc passé une série invraisemblable de coup de fil. Après de nombreux refus, essuyés en raison d’une absence de besoin, elle a réussi à décrocher une action : pour une pharmacie, elle va livrer chaque jour des médicaments à des personnes qui ne se déplacent pas. C’est déjà ça, se dit-elle quelque chose de concret, contrairement à ses proches qui se perdent dans ce confinement. 

Il y a des rencontres, ou des figures, notamment jeunes, qui plus est dans ce contexte, qui sont inspirantes. Sa mère déplore ses crises de nerf, quand elle part en vrac, pestant contre elle, et surtout contre les autres, quand sa fille ne parvient pas à boucler un devoir ou qu’une contrariété quelconque survient sur son chemin. Aussi, un grand classique, la mère de cette jeune fille de 15 ans en prend plein la figure. Au milieu de l’œil du cyclone, elle en prend pour son grade. Sulfureuses, les réactions d’emportement de sa fille n’ont rien de nouveau, et encore plus, quand vivant profondément une situation d’injustice, cette dernière prend tout cela très à cœur. À la fois, on peut la considérer comme très expressive et surtout, jamais depuis toute jeune, elle ne se laisse faire. C’est vrai pour les petits aléas du quotidien que son père rapporte que très jeune, se rebiffant face à l’autorité, elle s’était retrouvée placée au milieu de la cour, seule sur une chaise, en guise de punition face à sa rébellion. Les éducateurs qui avait orchestré ce mode de punition et d’humiliation, n’avaient fait qu’attiser son goût pour la rebellions : l’injustice, à 7 ans, la rendait déjà dingue.
 Quelques années plus tard, c’est toujours la même mécanique. Médusés, les parents, plutôt introvertis, ont du mal à faire face aux explosions de nervosité ; tout bonnement, ça les dépasse. À la maison, ils ont une rebelle. Aussi je me demande d’où vient cette façon d’être, interrogeant les parents. Ils ne savent pas sur l’instant. C’est certainement pas du côté maternel « ils ne se disent pas les choses, ils évitent les conflits » nous dit la jeune fille. Les parents réfléchissent et soudain, bingo. Le père a son idée sur le sujet. Son propre père a toujours été du genre rebelle, défiant l’autorité. Son histoire est marquée, à ce titre, d’un fait qui aurait pu lui coûter la vie. Jeune appelé, au début de la guerre d’Algérie il s’étaient opposé à prendre les armes. Il faisait même tout pour défier l’autorité militaire, en désaccordant dans son fusil, le montant à l’envers, en le rendant inexploitable. À l’époque la sanction fut sans appel : envoyé au front, à se faire tirer dessus par les premiers Fellagah, sans utiliser, en retour, pour se défendre son arme défaillante. Il échappa au pire alors que le père de Madame, quant à lui, connut la guerre, aussi en tant qu’appelé, mais à la fin : ce fut nettement plus rude, il en parle peu. Et pour dire il y a beaucoup d’appelés, comme on le sait, à qui on a ordonné de faire le sale boulot. Voici donc, dans cette généalogie, du côté paternel, un bel exemple de révolte, trouvant sa présence dans un acte de semi désertion.
Aussi, en écoutant tout cela, une évidence, à mes yeux, en ressort : il y a des tempéraments qu’on ne doit pas forcément canaliser, sinon où serait la contestation ; et notamment la contestation que l’Histoire sera jugée, à posteriori, comme juste. En ces temps de crise, dans tous les sens, la valeur de la révolte, et ce qu’elle apporte, est à mes yeux essentiels. Cette jeune fille l’incarne, on peut espérer qu’un jour, y donnant un certain sens, donnant un certain sens à ce qu’elle ressent, elle la jette dans une belle et grande cause, en prenant fait et cause pour un bien commun, dépassant tout, sans se laisser berner par de faux discours. On se dit alors qu’on a bien besoin, actuellement, de ce genre de tempérament. Car, à la vitesse où tout va, en ce moment il n’est pas improbable, comme le fait remarquer P. que cette crise accouche d’un relent de populisme ; on sait ce qui s’est passé, dans les années 1930 et même si les spécialistes s’évitaient, ces derniers mois, les comparaisons hâtives, aujourd’hui, avec les ingrédients de cette crise, on peut penser que les idées fascistes refleurissent comme jamais.  Les peurs sont à un tel niveau qu’elles vont devoir trouver un terreau où se répandre : les peurs, c’est comme une mauvaise graine, ça a besoin de quoi se perpétuer et vivifier. Les discours d’extrêmes droites, en raffolent, des peurs, ils en font leur beurre : aussi, celles qui courent en ce moment, ils vont  les faire fructifier, c’est le moins qu’on puisse penser, si on ne prend pas garde. Aujourd’hui, plus que jamais, les visions réductrices, cherchant des coupables, peuvent bientôt pulluler. 






     




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